A Beauvais 18 ans de “Pianoscope” et 800 ans de cathédrale

Enfin Lucas Debargue vint. Il vint d’ailleurs pour inaugurer le festival Pianoscope et pour le conclure. Pendant ce temps on fêtait aussi les 800 ans de la cathédrale… mais comme celle-ci est en travaux ce fut ailleurs. Dans l’église Saint-Etienne qui a elle aussi la dimension d’une cathédrale. Au coeur de cette Picardie qui en donna 6 à la France, souvent miraculées.

Lucas Debargue DR



Meurtrie la première fois, miraculée la seconde. On connaît l’aventure de la cathédrale de Beauvais, dont l’évêque, le chapitre et, sans doute, les bourgeois du lieu voulurent faire la plus grande du royaume… pendant 50 ans: mauvais calcul des architectes, tout s’effondre. On sauve le choeur. Qui est encore aujourd’hui prodigieux de hauteur. On cherche des fonds. Le temps passe. Il y a de lourdes guerres. En 1500 on s’y remet. Avec la fâcheuse idée de construire une tour à la croisée du transept. La croix de cette tour est à une hauteur de 153 mètres, une demi-Tour Eiffel. Mais rien n’est soutenu et tout s’effondre de nouveau en 1573. On gardera cette cathédrale ainsi, réduite à son choeur, tronquée. Tronquée mais magnifique, de ce qui reste.

Et qui est restée. La ville de Beauvais fut bombardée, rasée, en juin 1940, par la Luftwaffe qui voulait venger le bombardement d’une ville allemande. Aucun intérêt stratégique particulier, de simples représailles. Les photos du 30 août 1945, la ville enfin libérée, montre un atterrant champ de ruines et la cathédrale dressée au milieu, debout, quasi intacte. Autre miracle.

On reconstruisit tout autour. Mais il y a des travaux nécessaires. Un concert eut lieu samedi pour les 800 ans de la cathédrale… dans l’autre église, Saint-Etienne donc, qui, elle aussi, aurait pu être cathédrale, avec sa perspective de beau gothique si majestueux et ses extraordinaires vitraux.

“Le classique viendra ranger les choses. Le baroque avait dérangé les choses”. Ainsi Lucas Debargue s’exprimait-il devant les jeunes élèves du Conservatoire à propos de Scarlatti qui, lui-même, avait peut-être rangé. Et le temps qui “bouge toujours”. Jamais, en musique, immuable. Et d’ailleurs l’est-il pour les scientifiques? Debargue pourrait répondre sans doute, lui qui est féru de philosophie et d’interrogations sur la marche du monde.

Lucas Debargue, l’orchestre de Picardie, Johanna Malangré (de dos) © Yann Cochin

Il inaugura le festival évidemment. Par un concert le vendredi soir qui réunissait deux des aspects d’un soliste, la musique de chambre et le concerto. Le concerto était celui de Schumann, chef-d’oeuvre qu’il jouait pour la première fois. Qu’est-ce qui préside, dans cet immense répertoire pour les pianistes, au choix de tel ou tel? Des opportunités parfois, des demandes (j’ai dit l’autre jour comment Lugansky s’est trouvé engagé à travailler le Concerto en sol de Ravel) Mais ce n’est pas seulement question d’affinité avec un compositeur. Un schumannien fervent comme l’est Simon Ghraichy m’a confié qu’il attendait encore un peu pour jouer cet oeuvre-là. Debargue s’y est lancé, alors que le 2e concerto de Brahms lui pose encore question, contrairement à son ami Fournel et à tant d’autres -et, bien sûr, ce n’est pas une question de moyens techniques…

J’aurais dû lui poser la question: pourquoi le Schumann, aujourd’hui, à ce moment-là? Je le ferai. D’autant que la proposition était très intéressante: un Schumann joué droit, Debargue gommant tout romantisme superflu -l’écriture de ce concerto suffit à le situer. Ainsi des détails négligés, des phrases qui, étant par d’autres dans le flux continu de ce concerto qui avance en chantant sans cesse, se suspendent avec lui ; des silences ou des ralentis. Jamais gratuits, bien sûr -Debargue est quelqu’un qui sait toujours ce qu’il fait, et si son intuition lui dicte quelque chose, il saura pourquoi après coup.

Peut-être aurait-on aimé, dans l’ Intermezzo central (équivalent du mouvement lent) un peu plus de lyrisme. Mais l’osmose avec l’orchestre de Picardie se faisait, grâce à la direction attentive de Johanna Malangré qui savait combien, dans ce concerto-là en particulier, le piano et l’orchestre sont indisociables. Comme, d’ailleurs, dans les Brahms…

Debargue, en première partie, avait joué le (finalement assez rare) “Trio” de Ravel. Avec ses amis, les deux frères Castro-Balbi, le violon un peu fragile mais très émouvant de David, le violoncelle aux si beaux graves d’Alexandre. Un Trio au magnifique lyrisme, servi par le bel engagement des trois musiciens, qui donnait le sentiment que les vents du large soufflaient sur le plateau, Ravel en quête d’un ailleurs de l’autre côté du monde, et pas seulement à cause de ce mystérieux second mouvement, Pantoum, forme propre à la poésie malaise.

David et Alexandre Castro-Balbi, Lucas Debargue © Yann Cochin

Le surlendemain c’était le concert de clôture. Debargue seul dans un programme d’une extrême exigence. Ravel d’abord, des Jeux d’eau plastiquement parfaits, dignes héritiers de ceux, à la villa d’Este, de Liszt; et une Sonatine, toujours, avec Ravel, à la limite du pastiche mais avec un engagement qui en faisait un petit chef-d’oeuvre. Cinq Fauré “pour vous faire mieux connaître ce merveilleux compositeur encore un peu sous-estimé”: l’intention était louable, le résultat parfois déroutant, non par le jeu mais par le choix, un Nocturne (le 12e) qui n’en était pas un, une Valse-Caprice, genre un peu particulier. Peut-être eût-il été judicieux d’y glisser quelques pièces plus familières.

Le Debargue compositeur, on l’eût juste après, et avec une oeuvre quasi inédite puisque datant de 2024: une Suite en ré mineur. Ah! oui mais à la manière de Bach, avec les mouvements de danse de l’époque et des accents rock par-dessus comme pour montrer que le baroque n’est guère éloigné du contemporain. Réussi. J’ai beaucoup aimé le Menuet guerrier, qui démarre comme un épisode de la guerre en dentelles mais qui finit par faire peur. La Courante commence espagnole puis devient ravélienne et la Gigue finale est redoutable, avec cette main gauche qui trépigne et ce rythme qui devient fou.

Du coup le dernier monument, la 3e sonate de Scriabine -cette sonate où Scriabine se détache de l’ombre si présente de Chopin (les Etudes opus 8, les Préludes opus 11) pour évoluer vers le style “ésotérique” du Poème de l’extase ou de Vers la flamme-, Debargue, est-ce la fatigue?, peine à la mettre en scène, lignes musicales confuses, un peu hachées, difficulté à clarifier la structure. Il faudra attendre le final, Presto con fuoco, pour retrouver la fougue du pianiste, ses emportements, sa capacité à dompter la folie furieuse d’une écriture qui, dans ses propres compositions, peut être la sienne!

Entretemps on avait assisté à un Concert dessiné en famille: Anna Vidiaykina dessine sur sable; et chaque performance en exige un kilo, soigneusement choisi dans des lieux top secret. Sabina Hasanova l’accompagne au piano. Une caméra filme la performance de la plasticienne. La musique ce jour-là, ce fut Debussy (les Children’s corner) et, racines slaves des deux jeunes femmes obligent, le Tchaïkovsky de Casse-Noisette et le Prokofiev de Pierre et le loup. Avec le Carnaval des Animaux, un peu de Chostakovitch et de Joe Hisaishi, le compositeur du studio Ghibli. L’histoire, dessinée, effacée, redessinée, comme une B.D. évolutive, était celle d’un petit garçon cosmonaute qui, sur la lune, se découvrait de nouveaux amis avant de repartir vers la terre. Car, que ce soit en musique ou sous le mystère des étoiles, il y a, hélas!, un moment où il faut arrêter de rêver.




Festival de piano “Pianoscope” à Beauvais (60000) du 17 au 19 octobre: 1) Ravel (Trio avec piano) Schumann (Concerto pour piano) Lucas Debargue, piano. David Castro-Balbi, violon. Alexandre Castro-Balbi, violoncelle. Orchestre de Picardie, direction Johanna Malangré. 2) Concert dessiné sur sable d’Anna Vidiaykina et Sabina Hasanova (piano): Debussy, Tchaïkovsky, Saint-Saëns, Prokofiev, Chostakovitch, Hisaishi. 3) Lucas Debargue, piano: oeuvres de Ravel, Fauré, Debargue et Scriabine.




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