A Beauvais 800 ans de cathédrale et 18 ans de “Pianoscope”

Piano aux Jacobins à Toulouse, Piano en Valois à Angoulême et Pianoscope à Beauvais: à l’automne les festivals consacrés au roi des instruments fleurissent. Celui de Beauvais est, plus modestement que les deux autres, concentré sur un seul week-end. Son originalité: une carte blanche donnée à un pianiste qui… invite et programme. Le pianiste cet année était Lucas Debargue.

Florian Noack © Gérard Morales



18 ans d’un “Pianoscope” qui fut fondé par Brigitte Engerer à la suite de belles rencontres et qui est encore soutenu, sans failles aucune, par une municipalité pourtant conservatrice, comme quoi le soutien à la culture ou son absolu mépris n’est pas une question de couleur politique. On s’en réjouit pour les Beauvaisiens (60.000 habitants avec l’agglomération) qui répondent d’ailleurs nombreux aux propositions de “Pianoscope”, à en juger par la fréquentation du “Théâtre du Beauvaisis” flambant neuf (le précédent avait brûlé,) ce qui signifie aussi qu’en-dehors de la musique classique diverses offres culturelles, dont le théâtre et toutes les autres musiques, demeurent prioritaires dans la vie de la cité.

Lucas Debargue, 35 ans ces jours-ci, est du coin. Il est retourné y vivre, du côté de Compiègne, lui qui fit une partie de ses études au conservatoire de Beauvais où, samedi matin, il rencontrait quelques élèves (de 8 à 15 ans) à qui il avait été demandé de jouer une minute (choisie par eux) d’une sonate de Scarlatti. Pas vraiment une master class donnée par le grand frère mais une série de conseils dont le plus important: “Le signe n’est pas le message” Traduisez (car le langage de Debargue est souvent savant, musicologique autant que philosophique, Debargue est un homme dont l’activité de pensée est constante) : la partition, les notes, servent de repères, de grilles de lecture mais il faut les dépasser pour atteindre l’essence de la musique. Discours fort simple mais qui n’est pas toujours facile à entendre chez de plus jeunes qui en sont encore à chercher comment les doigts vont tomber juste, comment la phrase musicale va chanter sans accroc.

Debargue, qui donnait deux concerts (il en restait cinq sans lui), avait choisi d’inviter des profils particuliers, pianistes transcripteurs ou improvisateurs. Dont le vendredi soir (petite salle, lumières plus intimes) un jeune quintette de jazz, Theory of faces, avec des influences parfois manouches autour de son créateur, le violoniste Jonathan Zerbib. Celui-ci presque en retrait (d’autant qu’une corde ayant cassé, il s’absenta en laissant place un temps à ses camarades), aux côtés du très sûr Benoît Sergeur au piano, du bassiste déchaîné Pierre Bouchard, du poète Matthieu Bouchet à la guitare électrique et de l’impressionnante Ida Valentina Koch, aussi haute que sa contrebasse avec une longue chevelure blonde en plus.

Béatrice Berrut © Gérard Morales

Le samedi c’était pure improvisation avec Jean-Baptiste Doulcet mais j’en parlerais dans quelques jours…

Un double programme copieux aussi, en apéritif, avec Béatrice Berrut et Florian Noack et leur art de la transcription. Berrut jouait sa très belle adaptation de L’apprenti sorcier où, dans la précision du toucher, on croit voir un Pinocchio se confronter à des sortilèges qu’il ne maîtrise plus. De la même époque que Dukas, le Saint-Saëns de la Danse macabre transcrite par Liszt trouve une lecture limpide de la jeune Suisse, avec sa part de parodie dans les contorsions de la Mort.

J’ai moins aimé sa 2e Ballade du même Liszt, un peu juste de doigts et pas assez construite. Quant aux portraits des étoiles géantes Polaris et Les Céphéides, elles passent agréablement mais sans passion. A réécouter peut-être.

La virtuosité de Florian Noack est, elle, ébouriffante. D’entrée il l’utilise fort bien dans Ondine de Ravel (Gaspard de la Nuit), où les plongeons, les pirouettes et les éclaboussures de la nymphe des eaux sont supérieurement orchestrés. Le Five O’Clock fox-trot, transcription méconnue par un ami de Ravel, Henri Gil-Marchex, de deux passages séparés de L’enfant et les sortilèges (le duo de la théière anglaise et de la tasse chinoise, la valse lente de la libellule), est remarquable; et les transcriptions par Noack lui-même de chansons moins connues de Gershwin et du Bye Bye Baby de Fats Waller voient le triomphe du pianiste. Même si, malgré sa délirante virtuosité, son autre transcription des Danses Polovtsiennes de Borodine (qui avait suivi le A la manière de Borodine de Ravel lui-même) ne m’avait pas tout à fait convaincu: l’oeuvre si luxuriante de Borodine est d’un tel éclat, choral et orchestral, que tous les pianos du monde ont peine à le faire oublier.

On aura découvert le lendemain le jeune (20 ans) Victor Demarquette -oui, il est bien le fils du célèbre violoncelliste, Henri Demarquette. Tête bien faite aussi, en qui Debargue (et c’est une jolie complicité) voit un petit frère (ou Demarquette un grand frère, tout cela est transitif), avec, bien entendu, dans cette magnifique Maladrerie moyenâgeuse où nous étions transportés le dimanche, la virtuosité qui est désormais le quotidien de tant de jeunes pousses. Cela nous valait, après un très racé Nocturne opus 27 n° 2 de Chopin, un tellurique 2e Scherzo du même. Précédait une très élégante 13e sonate de Mozart qui gagnera encore en profondeur et en poésie. Et le Carnaval de Vienne de Schumann qui avait ouvert le bal était superbe dans l’éclat, un peu moins dans le rêve, Demarquette ayant le tort, avec la fougue de la jeunesse, de ne pas encore connaître le lâcher-prise. Il faut qu’il apprenne à rêver. Il y travaille, nous a-t-il dit. Même si, en proposant en bis la 3e sonate de Prokofiev, il nous montrait encore autant ses doigts que sa tête. Mais cette fois justifié par cette sonate très belle et incroyablement difficile -le Prokofiev du début, ébouriffant virtuose de ses propres oeuvres.

La Maladrerie DR

Un autre invité pour le grand concert du samedi soir, Jonathan Fournel, premier prix du fameux concours Reine Elisabeth de Belgique en 2021. Il y a donc quelque temps mais le Reine Elisabeth a la particularité de couronner par roulement: piano, violon, chant et violoncelle. C’est donc seulement cette année que Fournel s’est trouvé un successeur, le tout jeune Néerlandais Nikola Meeuswen qui eut Frank Braley comme professeur. Fournel, lui, Français de Sarrebourg et très attaché à sa Moselle, après Debargue et Kantorow à Moscou, fait donc briller le piano français et on le percevait dans l’interprétation qu’il donnait du plus ample des concertos du répertoire, le 2e de Brahms: 50 minutes de beauté et d’exigence absolues, concerto avec lequel il triompha d’ailleurs à Bruxelles il y a 4 ans. Comment dire? Le parti-pris est évident: Brahms a vaincu son complexe orchestral, il a déjà écrit deux symphonies, le concerto pour violon, les sérénades, diverses pièces plus courtes, il peut se mesurer à l’ombre immense, écrasante, de Beethoven. Accompagné d’un orchestre profus -celui de Picardie, sous la baguette précise et ardente de Johanna Malangré- Fournel fait de ce concerto le petit frère (ou frère égal) du dernier de Beethoven, le fameux Empereur: même fougue, même volonté de grandeur, même puissance dynamique, même sens de la relance, voilà un concerto qui avance, qui s’impose, qui, dans le dernier mouvement aussi, joue l’élégance et la légèreté, qui sait aussi, après le début du mouvement lent où il s’efface -beau violoncelle solo, beau pupitre de violoncelles- reprendre le chant, mettre, dans cette forêt profonde où se déploie l’orchestre et où gronde l’orage, une douce tristesse qui nous montre qu’il n’est pas seulement un pianiste qui flamboie.

Nos orchestres de province nous font parfois peur -pour qui les entend en répétition, souvent. Mais la conscience des enjeux était là: la réplique à Fournel, malgré des cordes un peu maigres, tenait très bien son rang -et la partition est difficile. Jonathan Malangré dirigeait ensuite la 3e symphonie de Schubert, heureuse, souriante, d’un garçon de 18 ans qui, même si c’est aussi l’année du terrible Roi des Aulnes, met dans cette symphonie une jolie insouciance, une grâce presque mendelssohnienne. On ne sait si elle fut entendue, même en réduction, par les amis de Schubert; elle ne fut créée dans sa vraie forme qu’en 1881. Pendant 66 ans les mélomanes en furent privés.




Pianoscope à Beauvais (60000): différents concerts du 17 au 19 octobre; 1) Quintette de jazz “Theory of faces” 2) Béatrice Berrut, piano (Dukas/Berrut, Liszt, Berrut, Saint-Saëns / Liszt) 3) Florian Noack, piano (Ravel, Borodine/ Noack, Ravel / Gil-Marchex, Gershwin / Noack, Waller / Noack) 4) Jonathan Fournel, piano. Orchestre de Picardie, direction Johanna Malangré (Brahms, Schubert) 5) Victor Demarquette, piano (Schumann, Mozart, Chopin, Prokofiev)




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