Ravel russe
Hommage à Ravel, suite. Et programme curieux, un peu bizarrement construit, parfois inégal mais vraiment intéressant, donnant l’occasion à l’orchestre national de Lille de se faire entendre des Parisiens. C’était au Théâtre des Champs-Elysées.
Joshua Weilerstein et Nikolaï Lugansky © Ugo Ponte/ ONL
Et comme souvent désormais l’obligatoire hommage aux femmes compositrices. Un peu comme des cheveux sur la soupe mais cette fois on était bien heureux d’entendre, même quelques minutes (une dizaine à peine), cette “oubliée” du Groupe des Six -”oubliée” avec guillemets car elle est évidemment toujours citée avec les cinq autres mais jouée, nettement moins. La “Petite suite” est ravissante (ce qui n’est pas la déprécier), du Poulenc affirmé et rêveur, à moins que ce soit Poulenc qui… Il y a au début un vague air japonais et une mélancolie debussyste, un air de danse (au hautbois) aux accents vaguement bretons, un mouvement lent de conte triste où une jeune fille dépérit en regardant de son lit les étoiles et un final “Les filles de La Rochelle” où l’on suppose une danse saintongeaise. C’est très bien écrit, très agréable et on aimerait un peu plus de Tailleferre dans les concerts.
Ma deuxième “Pavane pour une infante défunte” en quelques jours. Jouée différemment, avec des variations de dynamique qui font avancer l’oeuvre tel, cette fois, un défilé triste et délicat pour rendre hommage à la petite infante morte. Belle qualité des cordes et de la harpe de l’orchestre lillois, sous la conduite de Joshua Weilerstein qui a succédé l’an dernier à Alexandre Bloch (mais le fondateur et chef historique, Jean-Claude Casadesus, était là pour écouter ses anciens musiciens)
L’orchestre national de Lille et son chef © Ugo Ponte/ ONL
On aura eu, dans ce “Tout Ravel mais presque”, avant un “Boléro” sans histoire et qui ne demandait rien à personne, avançant de la manière obsessionnelle qu’il faut, un étrange Ravel justement, intitulé “Antar”. Ravel étant donc passionné de musique russe (de quoi n’était-il pas passionné musicalement?), il eut l’idée, ayant eu la commande d’une musique de scène pour une pièce d’un auteur libanais, “Antar”, de reprendre l’oeuvre éponyme que Rimsky-Korsakov avait consacrée à ce héros d’une légende arabe, la plus ancienne, nous dit Amine Maalouf, au point de continuer à être diffusée par des conteurs “dans les vieux cafés de Damas, du Caire ou de Bagdad” Maalouf a donc écrit un texte théâtral qui reprend l’histoire d’Antar, né d’une mère esclave, devenu berger, aimée de (et aimant) la nièce d’un chef de tribu mais son statut social l’empêchant de l’épouser. Mais voilà: Antar, qui est aussi un grand guerrier, se découvre le fils illégitime d’un autre chef de tribu qui l’a eu de son esclave (vous suivez?) Antar pourrait donc être un homme libre par la volonté de son père, Chaddad, mais son père ne veut pas. Jusqu’au jour où il faut prendre les armes et Antar est le seul qui pourra mener son clan à la victoire. Chaddad cède, Antar n’est plus esclave, il pourra épouser sa bien-aimée mais peu après il périra dans un autre combat, laissant place à sa légende.
Maalouf a donc réécrit cette histoire assez linéaire, que Charles Berling, qui semble intimidé par le lieu, dit d’une manière bizarre, très juste quand il se contente d’être un conteur, bien trop ampoulée quand il veut faire de la destinée simple et modeste d’Antar une tragédie shakespearienne. Mais il y a la musique -autre énigme…
Joshua Weilerstein à gauche et Charles Berling © Ugo Ponte/ ONL
En fait il est difficile de savoir ce qui est de Ravel et ce qui n’est pas de Ravel. Et même: quand c’est du Ravel, ce n’est pas exactement encore du Ravel. Je m’explique (si je peux): Ravel a repris la partition de Rimsky-Korsakov pour, parfois (donc pas toujours) l’adapter. Déjà l’étrange idée vient de ce qu’un immense orchestrateur comme Ravel va retoucher l’oeuvre d’un immense orchestrateur comme Rimsky-Korsakov. Il faut donc avoir toutes les partitions en main pour s’y retrouver et ce travail n’est peut-être pas non plus le plus intéressant.
Car, certes, Ravel s’est inspiré de l’ “Antar” de Rimsky mais aussi de sa “Mlada” -on vous explique cela sur Internet, et ce qui revient plutôt à l’un plutôt à l’autre. En même temps Ravel s’est mis dans le moule de Rimsky et il nous resta à écouter les longues vagues houleuses, orientalisantes version Caucase, de Rimsky-Korsaravel, glorifiant un héros plus ou moins combattant dans les steppes de l’Asie Centrale en version davantage “Routes de la Soie” que “Tribus du désert”.
J’ai gardé le quasi meilleur pour la fin. Quasi, car il est bien de faire des découvertes autant qu’il est (toujours) bien de chausser les confortables pantoufles du “Boléro” par exemple ou du “Concerto en sol”. Oh! plutôt dans le magnifique Adagio central mené avec une simplicité et une élégance parfaite mais sans nous surprendre que dans la proposition faite avant et après (avec l’aide complice des Lillois et de Weilerstein) par un des plus grands pianistes de ce temps qu’on n’attendait pas forcément là (et je vous avoue que c’était un peu beaucoup une de mes raisons d’assister à ce concert): Nikolaï Lugansky.
Berling et Weilerstein © Ugo Ponte/ ONL
Lugansky, admirable musicien mais à qui ses détracteurs ont reproché longtemps une forme de froideur, due aussi sans doute à sa manière d’arriver en Russe parfaitement blond, parfaitement droit, parfaitement en frac, d’une démarche qui ne déparerait pas (la nonchalance en plus) un défilé sur la place Rouge. Mais (voir ma chronique du 19 juin) il semble qu’il y ait eu un tournant récent (allez savoir le poids des événements pour celui qui, à ma connaissance, vit toujours à Moscou) dans le “lâcher-prise” que l’on avait remarqué par exemple dans une bouleversante sonate “La Tempête” de Beethoven au printemps. Ce “Concerto en sol” plutôt solaire (et que tant de pianistes jouent comme cela, pour l’opposer au sombre “Main gauche”), empreint de jazz, avec ce final pétaradant en pied-de-nez, Lugansky, avec une lisibilité parfaite, une clarté confondante des mains, en fait quelque chose, dès les premières notes, de brutal, un peu ironique voire grinçant, relançant même les phases de détente et de calme par une accentuation des contretemps: on pense à des polkas de Chostakovitch, au désespoir parfois burlesque de “Petrouchka”, ces danseurs ou ces marionnettes qui sont constamment en déséquilibre et ce final, qu’on trouve parfois, après ce mouvement lent si beau, d’un ton en-dessous dans ses pirouettes, devient soudain une course à l’abîme ouvrant la porte à la désespérance du “Main gauche”
Les Russes jouent peu Ravel. Et d’ailleurs Lugansky donnera en bis les “Jardins sous la pluie” du “rival”, Debussy. On dit (mais je ne l’ai pas vérifié) que c’est Jeannine Roze, l’organisatrice du concert, qui a demandé à Lugansky de travailler le “Sol” Lugansky qui joue donc Debussy, qui joue César Franck. On l’attend donc désormais dans le “Main gauche”, dans la “Fantaisie” debussyste, dans le “Poulenc”, pourquoi pas? Cela pourra peut-être servir à améliorer les relations franco-russes.
Lugansky. En frac © Ugo Ponte/ ONL
Et de toute façon, Lugansky étant toujours accueilli ici par des applaudissements frénétiques, cela ne les aggravera pas.
Orchestre national de Lille, direction Joshua Weilerstein. Tailleferre: Petite suite. Ravel: Pavane pour une infante défunte. Concerto en sol pour piano (avec Nikolaï Lugansky). Antar, d’après Rimsky-Korsakov (texte d’Amin Maalouf, récitant Charles Berling) Boléro. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 15 octobre (et à Lille la veille!)