A l’Opéra-Comique, “Iphigénie en Tauride”, torride et superbement sombre
On nous prévient: il y a une scène de nu. Bon: cela peut encore choquer quelques prudes jeunes femmes, car le nu est celui d’un monsieur. Pour le reste le chef-d’oeuvre de Gluck trouve ici une version (après celle de Warlikowski à l’Opéra-Garnier) sombre, violente, où la tragédie grecque, dans cette vision de Wajdi Mouawad, reprend pleinement ses droits comme allégorie de l’humaine condition.
Jean-Fernand Setti (Thoas), Tamara Bounazou (Iphigénie) et Philippe Talbot (Pylade) © Stefan Brion
Pendant l’ouverture (1), dirigée avec fougue, intensité et cependant clarté par Louis Langrée à la tête de l’ensemble baroque Le Consort (créé par le claveciniste Justin Taylor et le violoniste Théotime Langlois de Swarte qui prendra la baguette pour les trois dernières représentations), défile un résumé de l’histoire d’Iphigénie et de sa famillle dont l’épisode en Tauride va marquer la conclusion, le renoncement des dieux à la malédiction qui poursuit la dynastie des Atrides. Rappel justifié -car l’histoire est plus complexe dans la mémoire des amateurs d’opéra que dans celle des amoureux du théâtre, plus habitués aux grands textes qui narrent ces histoires de la grande Antiquité.
On note d’ailleurs -et c’est quelque chose qui rappelle combien Wajdi Mouawad, le metteur en scène, est autant un homme de théâtre qu’un homme de la Méditerranée!- que la guerre de Troie est expliquée (l’enlèvement de la belle Hélène par le Troyen Paris n’étant qu’un prétexte) par la volonté des Grecs de faire sauter un verrou qui protègeait l’accès à la mer Noire depuis la Mare nostrum, installant une sorte de stratégie déjà visionnaire pour la possession de ses territoires 1500 ans avant Jésus-Christ -dans la mesure aussi où depuis ce temps-là et pendant plusieurs siècles la Méditerranée sera vraiment au coeur de l’Europe avant, mais assez tardivement, que d’autres centres ne prennent de l’importance, en faisant aujourd’hui un continent multipolaire.
Iphigénie (Tamara Bounazou) et Oreste (Theo Hoffman) © Stefan Brion
Au début, quand les instruments se taisent, on redoute un peu la direction où Mouawad nous entraîne: partant du principe que la Tauride ancienne est l’actuelle Crimée, on voit surgir dans un musée (d’Odessa?) deux personnages qui se révèleront plus tard Oreste et Pylade, cherchant des statuettes volées à la Grèce, et qu’un directeur revendiquant fièrement sa russitude éconduit -il sera plus tard le roi Thoas. Cette histoire dans l’histoire était-elle nécessaire? Pour relier le passé si lointain au présent, rendre Iphigénie, son frère, ses suivantes captives, proches de nous? On peut en douter, la force des sentiments, telle, de plus, que Gluck nous les propose dans ce chef-d’oeuvre ultime (1779, 8 ans avant sa mort), suffisant largement à nous passionner pour cette histoire de sang et de vengeance.
Je fais un détour, pour vous faire pénétrer dans le secret des dieux: il y a une tradition où se retrouvent tous les contributeurs d’un spectacle un jour/ soir de première. Et les discours sont évidemment ceux des chef d’orchestre, directeur d’établissement (Louis Langrée cumulant les deux fonctions) mais aussi metteur en scène. Celui de Wajdi Mouawad fut donc éclairant, nous expliquant pourquoi la tragédie grecque (celle d’Euripide en l’occurrence) nous touche encore si profondément. C’est l’opposition de la raison et de la tragédie. La raison, c’est ce qui fait cette vie en société qui est encore la nôtre, où l’on parle doucement, où l’on s’écoute, se respecte (à peu près), où l’on adopte (la plupart du temps) les règles du vivre-ensemble. La tragédie grecque (déjà!) met à nu cela. Elle expose la cruauté du destin, le moment où la vie bascule, où l’homme est démuni devant une injustice que les anciens attribuaient aux dieux, que ceux du Moyen Âge attribuaient à Dieu -un Dieu encore plus muet que les dieux grecs-, laissant l’homme se débrouiller face à la fureur d’éléments injustes, à la malédiction qui le poursuit, face à tous les coups du sort. C’est le sens de cette scène qui peut choquer, le sens de cette nudité d’Oreste -Oreste se dépouillant de ses vêtements comme le fera Job (Job, homme le plus riche devenu le plus pauvre), et c’est cette image de lui que l’on retient, aucun érotisme là-dedans, simplement un être mis à nu, privé de tout, au moral et au physique, attendant la mort -mais c’est l’amitié, la fraternité, qui la lui refuseront.
Le sacrifice, Iphigénie (Tamara Bounazou) au premier plan © Stefan Brion
Une des très belles images, donc, car pleine de sens, que Mouawad installe dans ce décor nu, le temple de Diane, décor qui, pourtant, rappelle (dans l’amorce de ces hauts murs) le gigantisme des tombeaux, des temples, des sanctuaires ou mausolées qui peuplent les territoires bordant la Méditerranée ancienne, comme si, dans ces immensités sombres, se cachaient, plus que dans l’Olympe, les divinités à l’affût des humains. Et d’abord c’est le sort d’Iphigénie qui nous touche: quel est-elle, cette femme qui a été soustraite au poignard de son père par Diane/Artémis -mais pour en faire, à des lieux de sa terre natale, une prêtresse assassine, chargée de mettre à mort les étrangers dans le sein même du temple de la déesse (scène initiale où, les mains trempées dans le sang, Iphigénie égorge des prisonniers comme à l’abattoir)? Ces meurtres sont ordonnés par le roi de Tauride, Thoas, à qui l’on a prédit qu’il périrait sous les coups d’un voyageur. Et bien sûr Oreste et son ami Pylade, débarquant par hasard en Tauride, sont destinés à leur tour au couteau d’Iphigénie sans que l’un et l’autre ne sachent qu’ils sont frère et soeur, sans qu’Iphigénie non plus ne sache les assassinats de son père (par sa mère) et de sa mère (par son frère)
Au contraire de Warlikowski et de son héroïne hiératique et froide, Mouawad fait du personnage d’Iphigénie (à rebours aussi de la douce héroïne racinienne) une femme profondément méditerranéenne, tragique, brûlante de douleur et de violence, qu’incarne magnifiquement la franco-algérienne (superbe découverte!) Tamara Bounazou : aigus magnifiques, projection royale, sens profond du mot, incarnation, on cherche quel reproche à faire à cette Iphigénie de feu, tragédienne et humaine -un peu plus de moelleux dans le timbre sans doute- et qui est évidemment (Mouawad le sait) psychologiquement plus exacte, car il faut du courage et de la force de caractère pour tuer ainsi, chaque mort pesant encore davantage sur l’âme, alourdissant le bras, au contact de ses servantes captives comme elle (les femmes du choeur Les Eléments remarquables, comme le seront aussi les hommes au rôle moins développé): Iphigénie est ici la digne soeur d’Electre -l’Elektra terrible de Richard Strauss- et, à la tête de ses femmes, prenant le deuil d'un frère qu’elle croit déjà mort, elle forme avec elles un cercle funèbre où l’on se frappe la tête, où l’on se martèle la poitrine, au son d’une musique désespérée. Méditerranée encore…
Oreste (Theo Hoffman) cerné par les Erynies. Et Pylade (Philippe Talbot) à son secours © Stefan Brion
Les autres ne sont pas en reste: j’ai dit la détresse profonde d’Oreste, traqué par les Erynies, ces divinités persécutrices qui le hantent, l’entourent (cauchemar constamment renouvelé), le frappent au son de “Tu as tué ta mère”, de sorte que la mort en expiation est pour lui la plus belle issue possible. Le jeu de Pylade et d’Oreste, l’un et l’autre cherchant la mort pour sauver son compagnon, est un bel exemple d’amitié fusionnelle et Mouawad a raison de ne pas en faire quelque chose de trop sensuel, tentation à laquelle d’autres auraient pu succomber. Gluck a eu l’idée de confier les rôles à deux tessitures assez proches, le baryton Theo Hoffman chantant souvent dans le registre aigu avec beaucoup d’émotion, le timbre du Pylade de Philippe Talbot, ténor quant à lui, plus franchement tranchant mais en harmonie avec son camarade dans une proximité qui est bien celle des deux héros. Le désir de Pylade, Gluck y insiste aussi, étant de vouloir se sacrifier pour Oreste, lui-même fils de roi, et de se heurter à la résistance de celui-ci.
Il n’est pas jusqu’à l’impitoyable Thoas, roi de Tauride (et l’on cite seulement à la fin, par la bouche de Diane, quel peuple l’occupe alors, les Scythes, connus dans l’Antiquité pour être des barbares se prêtant aux sacrifices humains), qui ne montre sa fragilité, dès la deuxième scène, dans cet air “De noirs pressentiments, mon âme intimidée” où Mouawad fait jouer à ce personnage lui-même intimidant la terreur absolue des augures qui le hantent, soutenu qu’il est par ses gardes au moment où la peur d’une mort imprévisible mais certaine, dans sa violence, le fait vaciller. La sombre voix du baryton-basse Jean-Fernand Setti est traversé d’éclairs incertains qui rendent le personnage, à ces moments-là, fort émouvant lui aussi.
Iphigénie (Tamara Bouzanou): meurtrie, meurtrière? © Stefan Brion
C’est le miracle de la musique de Gluck, il faut le répéter, d’une beauté, d’une intensité constante et admirable, et qui ne ressemble à aucune autre. Gluck n’est pas Mozart, ni Beethoven, ni Haydn. Il est Gluck, cette arrivée d’un sentiment romantique dans un cadre classique où les fulgurances de la tragédie semblent parfois envahir l’écriture sans que le compositeur y succombe. L’Allemagne du Sturm und Drang, ce mouvement qui fait naître le romantisme, n’est jamais loin chez ce natif de Bavière composant en français -est-il si indifférent que, quasi la même année, une Iphigénie en Tauride ait été écrite par le grand Goethe?
C’est Berlioz qui, nous dit le programme, rendra à Gluck la justice qu’il mérite 40 ans plus tard: “Je lus et relus les partitions de Gluck (…) Elles me firent perdre le sommeil, oublier le boire et le manger; j’en délirai. Et le jour où (… ) il me fut enfin permis d’entendre Iphigénie en Tauride, je jurai que, malgré père, mère, oncles, tantes, grands-parents et amis, je serais musicien”
Ne serait-ce que pour avoir permis à Berlioz de devenir Berlioz, le chef-d’oeuvre de Gluck, surtout dans une version musicalement et scéniquement si réussie, mérite vraiment d’être célébré mille fois.
"Iphigénie en Tauride” de Christoph Willibald Gluck, mise en scène de Wajdi Mouawad, direction musicale de Louis Langrée (les 4 et 6 novembre) puis Théotime Langlois de Swarte (les 8, 10 et 12 novembre). Opéra-Comique, Paris, jusqu’au 12 novembre.
(1) L’ouverture entendue, et Louis Langrée mène toute la partition de main de maître, dans des tempos rapides et fougueux, est celle d’Iphigénie en Aulide