A l’Opéra-Comique les “Contes” noir et rose d’ (H)Offmann/Enbach
“Les contes d’Hoffmann”: cet opéra qu’Offenbach n’aura jamais pu voir. Et avec lequel il voulait convaincre qu’il était capable d’une “grande oeuvre sérieuse”. Voilà sans doute pourquoi les mises en scène en sont souvent fort sombres. Lotte de Beer, dont je vous parlais justement dans ma précédente chronique à propos d’ “Aïda”, choisit une option toute différente, bien moins tragique et discrètement, c’est-à-dire intelligemment, féministe.
La poupée Olympia. Hoffmann avec l’écharpe (Michael Spyres) et devant la poupée Amina Edris © Stefan Brion
L’avantage du genre “opéra comique” par rapport à l’opéra pur, c’est qu’il y a des dialogues. Et qu’on peut les réécrire, infléchissant une histoire, ce qui n’est guère possible quand on est corseté par le chant. On met un peu de temps à s’en rendre compte dans cette version des “Contes d’Hoffmann” qui, tout en respectant l’intrigue, la prend intelligemment à rebours, en faisant d’Hoffmann un personnage dont les tristes amours vont lui servir délibérément à renforcer sa veine poétique -en ces temps, ne l’oublions pas, romantique ou pré-romantique (Ernst Theodor Amadeus Hoffmann est un vrai grand poète allemand, du tout début du XIXe siècle, et dont les contes fantastiques font partie des classiques de ce genre littéraire)
Mais mieux encore: dans la version de Lotte de Beer et de son dialoguiste, Peter te Nuyl, un personnage prend une place essentielle, celui si ambigu de Nicklausse, l’ami étudiant d’Hoffmann, étudiant et poète lui-même (même si tous ceux qui ont chanté le rôle ont plutôt l’âge d’être professeur, et parfois à la retraite) Nicklausse est aussi la Muse d’Hoffmann, c’est la même mezzo qui chante ce double rôle sans qu’on sache jamais qui parle et, dans cette mise en scène la verve de Nicklausse, sa lucidité sur l’ego d’Hoffmann, sont très réjouissantes, très bien servies par les talents de comédienne et la voix parfaitement timbrée d’Héloïse Mas: “Cette “Muse” qui satisfait tes fantasmes érotomanes. Il n’y a aucune femme qui corresponde à ce rôle, ni dans la vie ni dans l’art” Et plus tôt, qualifiant Hoffmann mais cette fois en Nicklausse: “Un écrivain incorrigible qui ne veut pas voir que le seul amour qu’il éprouve est l’amour de lui-même” Pourquoi pas?
Hoffmann (Michael Spyres) et la Muse/ Nicklausse (Héloïse Mas) © Stefan Brion
Il y aurait aussi à dire sur le décor, ce trapèze inversé qui devient la taverne étudiante, le logement d’Antonia, le cercle de jeu vénitien mais qui, surtout, avec sa perspective de fuite, rappelle certains troublants appartements, en particulier dans le film le plus psychanalytique d’Hitchcock, “La maison du Dr Edwardes”: ce genre de lieu qui, dans les pires cauchemars, voit les murs se resserrer sur vous jusqu’à vous écraser. Ici ce n’est pas tout à fait le cas mais, souvent, ce sont des hordes ricanantes, étudiants ou joueurs, plus ou moins avinés, qui entourent et bousculent le malheureux Hoffmann, jusqu’à ce moment où d’innombrables Hoffmann l’entourent en se moquant de lui -très bonne idée que de nous les identifier par l’écharpe, portée par Hoffmann en permanence.
Evidemment la présence cachée du diable (qui donne à l’oeuvre d’Offenbach sa théatralité lugubre à travers les quatre personnages de Lindorf/ Coppelius/ Miracle et Dapertutto, toujours chanté par le même baryton-basse) devient annexe même si Jean-Sébastien Bou tient vocalement les rôles sans faiblir. Ces femmes qu’Hoffmann prétend avoir aimé, Olympia, la poupée mécanique (superbe et burlesque scène), Antonia, morte d’avoir chanté, Giulietta, la courtisane, qui aime Hoffmann comme elle aime tous les hommes mais fait mieux: dérobe à Hoffmann son reflet, ces femmes-là qui sont “trois âmes dans une seule âme! Artiste, jeune fille et courtisane”, ce sont elles, d’une certaine manière, les muses qui donneront à Hoffmann son inspiration de poète, tant il est vrai qu’il n’y a rien de plus beau pour un écrivain que les amours tristes, que les “âmes mortes”, que les soupirs perdus. L’originalité profonde d’Offenbach (on ne compte plus les airs fameux, magnifiques, et cet oeuvre à laquelle il travailla si longtemps sans relâche, est vraiment, le résultat est là, une de ses plus remarquables, largement digne, il redoutait que non, de bien des grands opéras du temps) est d’y ajouter, Hoffmann oblige, cette atmosphère de grand cauchemar auquel, selon Lotte de Beer, il fait semblant de croire alors que c’est son imagination qui s’en nourrit pour lui permettre d’accéder à la postérité.
Crespel (Nicolas Cavalier) et Miracle (Jean-Sébastien Bou), l’acte le plus sombre © Stefan Brion
Le vrai Hoffmann, Offenbach y fait allusion au début de l’oeuvre, aurait été amoureux (mais il n’était pas le seul) d’une certaine Stella, qui chantait le rôle de Donna Anna dans le “Don Giovanni” de Mozart à l’Opéra de Berlin en 1820. Stella, ce sera aussi Olympia, Antonia, Giulietta, la même chanteuse, Amina Edris, les incarnant toutes trois (c’est loin d’être toujours le cas), avec des bonheurs divers: elle est amusante en chantant Olympia (“Les oiseaux dans la charmiiiiiiille”), très émouvante dans l’air d’Antonia, “Elle a fui, la tourterelle” (c’est l’acte le plus sombre), un peu sacrifiée en Giulietta dans une partie assez confuse. La difficulté étant que s’il y a une cohérence, dans cette mise en scène, à ce que les trois femmes soient interprétées par la même chanteuse, les tessitures ne sont pas tout à fait les mêmes et cela s’entend dans cette Giulietta qui passe presque inaperçue.
Bien sûr on attendait Michael Spyres dans ce rôle. Cette voix d’or, si facile, auquel un léger accent donne encore plus de charme. Spyres en fait un gros bébé dont on ne sait jamais s’il joue vraiment la naïveté, s’il est conscient de se prendre les pieds dans ses fantasmes ou s’il croit vraiment à la réalité de ses amours. Tout ensemble sans doute. L’art du chanteur-comédien arrive très vite, dans cet air de Kleinzach, aux premiers couplets ironiques et claquants, qui s’interrompt pour laisser place à l’égarement amoureux (et la voix change du tout au tout) avant de revenir à Kleinzach comme si de rien n’était. Du grand art!
Hoffmann et sa poupée (Michael Spyres), derrière, Spalanzani (Matthieu Justine) © Stefan Brion
Les autres rôles sont annexes mais bien tenus, le beau ténor de Mathieu Justine en Spalanzani, celui de Raphaël Brémard dans les couplets ironiques de Franz, qui n’a que le tort d’arriver après la “Tourterelle” et nous ne sommes pas vraiment prêts à l’entendre, d’autant que Lotte de Beer ne leur construit pas un écrin pour nous les faire apprécier.
Le spectacle a été créé il y a quelques semaines à Strasbourg. Et c’est l’orchestre philharmonique de Strasbourg que dirige Pierre Dumoussaud, précis, énergique, capable de changer d’atmosphère et c’est bien la difficulté de l’oeuvre, de jouer (la mise en scène y pousse aussi) sur différents niveaux, émotion, ironie, fantastique, burlesque, lyrisme -le chef et les musiciens se tiennent constamment dans cet entre-deux où le noir prend des reflets roses et où le rose (celui de la poupée Olympia) se réduit à l’ombre d’un regret.
Choeur Aedes qui réussit aussi, dans le désordre du cabaret ou de l’acte de Venise, à ordonner ses timbres. On saluera enfin la “voix de la mère”, celle, morte, d’Antonia et qu’elle ira rejoindre: une Sylvie Brunet qui, ce soir-là, au débotté, remplaçait Marie-Ange Todorovitch souffrante.
Et Hoffmann, enfin, reprit la plume, sans que l’on sache s’il aima vraiment.
“Les contes d’Hoffmann” de Jacques Offenbach, mise en scène de Lotte de Beer, direction musicale de Pierre Dumoussaud. Opéra-Comique, Paris, jusqu’au 5 octobre.
Hoffmann (Michael Spyres) et Giulietta (Amina Edris), dans le fond Nicklausse (Héloïse Mas) et un faux Hoffmann © Stefan Brion