“Aida” à l’Opéra-Bastille: quand Dieu protège l’épée.

C’est la première “nouvelle mise en scène” de la saison 25-26 à l’Opéra de Paris. Une “Aïda” de Verdi de bon niveau vocal mais d’une mise en scène qui, non sans qualités, demeure un peu énigmatique. Le public de cette première, habituellement assez chahuteur, n’a, pour une fois, quasiment sifflé personne, réservant des applaudissements nourris au Radamès de Piotr Beczala et à l’Amneris d’Eve-Maud Hubeaux.


La silhouette d’Amneris (Eve-Maud-Hubeaux) devant les grands-prêtres © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris



Une étrangeté: pendant 45 ans, de 1968 à 2013, “Aïda” n’avait pas été représenté à l’Opéra de Paris. Et puis, coup sur coup, en 12 ans, voilà trois mises en scène, celle d’Olivier Py en 2013 donc, oubliable, celle d’aujourd’hui. Et au milieu, qui n’a pas eu de chance, celle de Lotte de Beer, auquel j’ai pu assister en plein Covid (on accueillit la presse mais pas le public!), et qui ne manquait pas de qualités, portée, de plus par le couple Jonas Kaufmann-Sondra Radvanovsky. On aurait pu la reprendre. Mais puisque ces mystères nous dépassent…

Ne feignons donc rien. Tant il est vrai cependant, comme le faisait remarquer Brigitte Lefèvre, l’ancienne directrice de la Danse, que l’intrigue d’ "Aïda” peut nous parler aujourd’hui davantage qu’hier , les violences faites aux femmes, le poids des religieux, hier où, alors (mais qu’ont-elles toutes à tomber amoureuses de l’ennemi, les Aïda, Norma, Juliette, encore celle-ci a-t-elle l’excuse de la jeunesse innocente; et qu’ont-ils tous, les Radamès, Pollione, Romeo, à y répondre?), on n’y voyait encore qu’une de ces improbables histoires comme le bel canto en regorge. Mais il fallait bien que Verdi mette un peu d’orientalisme dans cette commande du vice-roi d’Egypte même si l’homme du peuple qu’il était resté, né pauvre, refusa d’assister à la création au Caire (le 24 décembre 1871, soir, quand même, de la Nativité!), persuadé qu’il était que n’y assisteraient que des notables…

Amneris (Eve-Maud Hubeaux), Radamès (Piotr Beczala), Aïda (Saioa Hernandez) © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Au moins, et depuis pas mal de temps, a-t-on réévalué la partition, accusée plutôt de véhiculer un orientalisme facile, entre grandiose et pittoresque, comme l’esprit de l’époque y conduisait. Or “Aïda” regorge de trouvailles, d’airs magnifiques, de ce mélange si verdien de moments martiaux, brûlants, violents et de tendresse élégiaque qui s’impose d’ailleurs très vite avec l’air de Radamès, le fameux “Celeste Aïda”.

Donc la metteuse en scène, Shirin Neshat, s’engouffre avec ardeur dans ce boulevard qui lui est offert, le pouvoir des religieux cruels, les violences faites aux femmes et l’oppression qu’elles subissent. Un grand cube tournant, blanc mais qui rappelle la Kaaba de La Mecque (il deviendra noir, telle celle-ci, lors de la scène où la grande-prêtresse invoque Ptah), offre l’avantage de multiplier les scènes, deux faces étant creuses pour permettre les mouvements de foule. Par le jeu de la vidéo, assez spectaculairement utilisée, on voit une mer où vogue un bateau (de migrants?), une femme jetée en culotte sur le rivage et qui sera reçue en mariée par un groupe d’hommes et de femmes; plus tard, très belle image, une assemblée de prêtres en noir et rouge, hiératiques, barbus et terribles. Et, au moment où les Egyptiens partent en guerre, des drapeaux noirs sont brandis, pareils -étrange!- à ceux de Daesh.

L’invocation à Ptah. Devant, Radamès (Piotr Beczala), la Grande-prêtresse (Margarita Polonskaïa), Ramfis (Alexander Köpeczi) © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

On aura déjà compris à son nom que Shirin Neshat est d’origine iranienne. C’est sa première mise en scène pour l’Opéra de Paris mais celle-ci fut créée à Salzbourg. Neshat est photographe, cinéaste, vidéaste, installée à New-York, et donc plasticienne accomplie. Bien sûr ses origines la rendent si sensible, on la comprend, au sort des femmes et à l’obscurantisme religieux, ainsi voit-on passer comme des ombres grises ou noires des silhouettes en burqa (beau travail, pour une fois, sur les costumes, tous les costumes, par Tatyana Van Walsum, qui débute elle aussi à l’Opéra) et les malheureuses esclaves éthiopiennes en sont réduites, comprend-on, à vivre en petite culotte et soutien-gorge sous le regard concupiscent des soldats, plus iraniens aussi que nature. Sauf Aïda, elle en petite robe noire informe.

Mais voilà: comme souvent la mise en scène tire la couverture vers des excès que peinent à supporter les épaules frèles de la pauvre Aïda: bagarres où les femmes sont agressées (il faut bien occuper le temps des ballets propres aux opéras de toute cette époque), défilé, donc, des burqas, sacrifice (qui nous est en dernier ressort, soigneusement caché) d’une jeune fille qu’on égorge, on ne sait trop pourquoi, exécution de tous les Ethiopiens alors que Radamès vient d’obtenir du Roi qu’ils soient graciés. Et, durant les précipités, ce défilé interminable de photos, assurément très belles, d’Iraniens souvent âgés, sans doute opposants au régime, on n’en sait rien, on ne comprend guère, surtout quand on voit apparaître des pieds morts sur lequel s’inscrivent des versets arabes (du Coran?).

Aïda (Saioa Hernandez), son père, Amonasro (Roman Burdenko), quelques cadavres… © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Certes c’est Verdi lui-même qui impute aux grands prêtres la condamnation à mort de Radamès. Mais il a reconnu avoir trahi sa patrie et cela n’a jamais été bien vu sous aucun régime! On ne reprochera donc pas à Neshat de s’appuyer sur les phrases d’Amneris s’adressant aux religieux: “Oh! les scélérats! Leur soif de sang est intarissable… Et ils se prétendent ministres du ciel” Nous rappelant davantage le temps où, aussi bien en France qu’encore en Italie, le poids de l’Eglise était considérable et n’avait pas depuis si longtemps renoncé à la cruauté.

Mais tous ces détails alanguissent la représentation, cassent le rythme d’autant que l’intrigue n’est tout de même pas remplie de coups de théâtre. On s’accrochera donc à la musique; et comme souvent à une distribution où chacun joue plutôt bien sa partie. Les deux les plus ovationnés auront été le Radamès de Piotr Beczala et l’ Amneris d’Eve-Maud Hubeaux. Lui n’a plus tout à fait les aigus d’il y a quelques années (parfois pris par en-dessous, parfois criés) mais le timbre est là, le personnage fort digne, l’émission claire, la ligne de chant toujours parfaite. Eve-Maud Hubeaux, elle, manque un peu de graves mais son personnage passe admirablement de la cruauté jalouse à la détresse d’une délaissée dont l’objet aimé choisit de mourir avec la rivale. Elle y met de la rage et de la tendresse et elle devient pitoyable, petite silhouette blanche au pied des prêtres- par l’effet de la vidéo la scène est très belle.

Vidéo: une femme maltraitée © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Saioa Hernandez a le rôle difficile d’Aïda. Difficile parce que c’est un personnage effacé, sans flamboyance, qui va de déception en déception et qui n’a pour elle que son humanité. On ne peut dire qu’Hernandez réussit à transcender tout cela. Pourtant elle a la voix du rôle, Espagnole encore mal connue en France où on ne l’a entendue qu’en Tosca, alors qu’elle a chanté tous les grands personnages de soprano en Italie, en Espagne et ailleurs. La voix, la sensibilité amoureuse face à Radamès, une juste tristesse face à son père: le personnage est tenu, sans excès, pas assez projeté parfois, sauf dans les aigus où Hernandez déploie son art.

Le Roi de Krzysztof Baczyk est pâlichon, l’Amonasro de Roman Burdenko est parfait d’arrogance et le Ramfis d’Alexander Köpecki fait le travail. J’ai aussi beaucoup aimé la grande-prêtresse de Margarita Polonskaïa: cette scène des invocations au dieu Ptah (avec sa musique orientalisante) est très belle. Nesrat réussit d’ailleurs plutôt bien les grandes scènes de foule. Et l’on note aussi, dans le petit rôle du Messager, Manase Latu, de nationalité tongienne, microétat d’Océanie où règne le roi Tupou VI, de la dimension du Territoire de Belfort malgré ses 170 îles. Ce qui prouve, après le Samoan Pene Pati, que le lyrique n’a plus de frontière et qu’il a conquis les territoires les plus lointains (je ne crois pas qu’il y ait encore de chanteurs groenlandais)

Devant Aïda (Saioa Hernandez), la sacrifiée © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Michele Mariotti dirige avec enthousiasme, mais parfois plus d’efficacité que de poésie, un excellent orchestre où se distinguent, sur scène, les trompettistes des fameuses “trompettes”. Le choeur, lui aussi, est en forme. Et quand, enfin et en vidéo, une embarcation s’éloigne sur la mer on se demande, autre énigme, qui s’enfuit, si Aïda et Radamès ont réussi par un souterrain à échapper à leur tombeau de pierre. On aimerait bien, pour faire la nique aux prêtres…

Mais savent-ils nager?



Aïda” de Giuseppe Verdi. Mise en scène de Shirin Neshat, direction musicale de Michele Mariotti. Opéra-Bastille, Paris, jusqu’au 4 novembre.

A noter que les trois rôles principaux d’Aïda, Radamès et Amneris seront assurés à partir du 19 octobre par Ewa Plonka, Gregory Kunde et Judit Kutasi. Et le chef sera Dmitri Matvienko à partir du 22 octobre.

Je signale aussi la parution d’une biographie de Verdi inédite par Albert Bensoussan en Folio: petit prix, informé et facile à lire. Pourquoi s’en priver?















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