Cd: L.O.Andsnes et Liszt: chemin de croix, chemin de paix.
En cette Pâques 2025 marquée par la mort du pape François voici un Cd qui tombe bien: une oeuvre admirable et mal connue de Liszt, le “Via Crucis”, qui nous vient d’un des meilleurs pianistes de ce temps, le trop discret Leif Ove Andsnes. Avec un complément de quelques oeuvres pour piano seul jouées avec pudeur et raffinement.
Leif Ove Andsne © Gregor Hohenberg
“Via Crucis”, chemin de croix. Expression latine qui continue d’être employée en Italie: ce parcours en quatorze stations de la montée du Christ au calvaire, de sa crucifixion, de sa mise au tombeau. Un itinéraire que connaissent bien les chrétiens du monde entier, qui est présent dans toutes les églises, dans tous les temples. “Via Crucis”: le Liszt des dernières années, le Liszt du tournant religieux, de ce temps où il prend l’habit d’abbé, qui commence vers ses quarante ans -la “Messe de Gran” de 1855- avant d’innombrables pièces, certaines très courtes, des psaumes, des Ave Maria, ou des oratorios (“La légende de Sainte Elisabeth”, patronne de la Hongrie, qui accède dans ces années-là au statut de royaume)
Liszt devient abbé en 1865, plus de 20 ans avant sa mort.
La “Via Crucis” date de 1878-1879, elle est donc tardive, marquée par un curieux dépouillement mais qui est aussi la tonalité des dernières compositions pour piano. Ecrite pour choeur, avec de brèves interventions solistes (des membres du choeur sans doute), et accompagnement de clavier, orgue ou, ici, piano -Andsnes évidemment. 15 mouvements, soient une introduction et les 14 stations, chacune sous l’empire d’une citation latine… ou allemande , telle la station 6 où la Sainte Véronique essuie le visage du Christ -”O Haupt voll Blut und Wunden” (Ô visage en sang, face blessée) que Bach reprit dans “La passion selon Saint Matthieu”. Souvent aussi Liszt le catholique fait référence à la Vierge Marie par la plus célèbre des citations, plusieurs fois répétées, “Stabat Mater dolorosa”
A l’intérieur de cette écriture concentrée chaque section trouve sa forme: c’est parfois le piano seul qui parle, ou le choeur, ou tel des solistes pour une brève intervention. Certaines sections, fort ramassées, semblent des introductions aux suivantes (le “Jésus tombe pour la première fois” ouvre au “Jésus rencontre sa Sainte Mère”), les trois plus importantes, outre l’ouverture, sont les trois dernières, la mort, la descente de croix, la mise au tombeau. L’oeuvre, jouée ici assez rapidement, dure environ 35 minutes.
On l’avait entendue plusieurs fois aux “Folles journées” de Nantes, c’était il y a plus de dix ans, dans la complicité de deux femmes, Laurence Equilbey à la tête d’Accentus et Brigitte Engerer, grande lisztienne; et l’on avait souvenir d’une recherche, disons catholique, comme si les deux musiciennes avaient cherché à rendre la quintessence du lyrisme lisztien malgré l’ascétisme de l’oeuvre. C’est cet ascétisme qui est le plus apparent dans l’enregistrement d’aujourd’hui. Disons-le mieux: un esprit protestant, lié sans doute à la mentalité norvégienne, Andsnes étant accompagné des “Norwegian Soloists” (en anglais dans le Cd qui d’ailleurs, selon une habitude triste pour nous qu’appliquent désormais les majors, limitent les commentaires du livret à l’anglais et à l’allemand) dirigés par Grete Pedersen. Le tout bien évidemment enregistré à Oslo.
Leif Ove Andsnes © Gregor Hohenberg
Il faut oublier, je l’ai dit, pour ceux qui l’aiment ainsi, le Liszt virtuose. Les parties de piano sont parfois suspendues, dans l’introduction le piano croise un hymne grégorien chanté par le choeur; la section 14 rappelle les oeuvres énigmatiques de la fin, le “R.W. 1883” ou les “Nuages gris”. Mais la structure de l’oeuvre est vraiment pensée, comme la répétition, quasi à l’identique, des trois chutes de Jésus sur le chemin du calvaire (sections 4, 8 et 10) où, aux voix d’hommes criant “Jesus cadit” (Jésus tomba) répondent, mystérieuses, douloureuses, les voix de femmes sur un simple “Stabat Mater”
L’inspiration, surtout par ce choeur norvégien, croise l’esprit de Bach, référence multiple de Liszt (section 7) mais aussi, en sens inverse, dans le dernier morceau (“Jésus est placé au tombeau”), on pense à l’écriture de Poulenc, des “Dialogues des Carmélites” -le Français avait-il entendu “Via Crucis”? Parfois aussi le Liszt du pianisme imperturbable reprend le dessus -section 2 (“Jésus est condamné à mort”), 3 (“Jésus porte la croix”, l’accueillant par un si simple “Ave crux” du ténor) Certaines sections n’étant livrées qu’au piano -la 5, où “Jésus rencontre sa mère”, la 11, où “Jésus est dépouillé de ses vêtements”, comme une élégie. Et, je l’ai dit, la 14, la “descente de croix”
Leif Ove Andsnes, ce très grand pianiste discret, qui passe idéalement de Mozart à Janacek avec un arrêt chez son cher compatriote, Grieg, trouve l’équilibre idéal entre la foi lisztienne (cette réserve mystique) et la nature pianistique (les éclats de la virtuosité caressante) Le choeur, dans le minimalisme de ses voix, donne une version humble et quotidienne à ce qui peut être vu comme la mort d’un homme du peuple dans ces temps anciens. Belles interventions, et de la mezzo Marie Askvik et surtout du ténor Oystein Stensheim -voix blanche de Jésus, qui est une supplique. En revanche le baryton Olle Holmgren (Pilate) se croit trop dans un opéra. Mais les interventions des solistes sont trop brèves pour obérer la prestation de l’ensemble.
En complément Andsnes a choisi le retour à un Liszt plus romantique, et d’abord les “Consolations” (sous-titrées “6 pensées poétiques”) Titre possible venu d’un poème de Lamartine, et d’une élégance discrète, mesurée, d’une secrète poésie. Liszt les composa dans les années 1840, les reprit à l’orée des années 1850. Il est encore le pianiste virtuose qui fait le tour de l’Europe. La “3e Consolation” est la plus connue, Andsnes la tourne délibérément vers l’écriture recueillie qui sera celle du “Via Crucis”.
Deux des dix “Harmonies poétiques et religieuses” pour finir: même inspiration lamartinienne (un peu postérieure) mais avec une connotation cette fois plus clairement chrétienne dans les titres: “Ave Maria”, “Pensée des Morts”, “Pater Noster”, “Funérailles”. Andsnes en extrait deux, un “Andante lagrimoso” très intériorisé, et un “Miserere” inspiré de Palestrina, prétexte à des variations où l’on retrouve le grand Liszt parcourant le piano du sol au plafond! Seul regret de ce beau Cd: on eût aimé y voir loger un ou deux morceaux supplémentaires. Peut-être pas la “Bénédiction de Dieu dans la solitude” qui eût été trop longue mais, par exemple , l’ “Hymne d’un enfant à son réveil”…
Car Jésus fut un bambino rieur avant d’être le douloureux martyr de la Via Crucis.
Ferenc (Franz) Liszt: Via Crucis. Consolations. Deux “Harmonies poétiques et religieuses”. Leif Ove Andsnes, piano. Solistes et choeur des “Norwegian Soloists”, direction Grete Pedersen. Un Cd Sony Classical