A l’Opéra-Bastille “Le triptyque” de Puccini: tableaux de maître.

A l’Opéra-Bastille dernière “nouvelle création” de la saison, en forme d’apothéose: le “Trittico” de Puccini, trois opéras d’environ une petite heure, rarement joués ensemble, dans une mise en scène plutôt inspirée de Christof Loy et avec en fil rouge dans trois rôles féminins la soprano désormais star Asmik Grigorian. Beau triomphe en ce soir de première.


“Suor Angelica”: Asmik Grigorian et les soeurs © Guergana Damianova / Opéra national de Paris



Gianni Schicchi, Il Tabarro, Suor Angelica: c’est l’ordre choisi par Christof Loy pour ce “Trittico” (Triptyque). Il diffère de celui qu’avait conçu Puccini pour la création de l’oeuvre à New-York en décembre 1918: alors, "Gianni Schicchi” venait en dernier. Mais cela a sans doute une autre justification. On se réjouirait de toute façon à moins, le plus important étant bien qu’on entende enfin les trois oeuvres à la suite. Elles sont parfois données séparément, avec un avantage pour “Gianni Schicchi” (on l’avait vu en 2018 dans une ancienne production de Laurent Pelly, couplé avec “L’heure espagnole” de Ravel), moins pour “Il Tabarro” et très rarement pour “Suor Angelica” avec sa distribution entièrement féminine.

Il Tabarro: Asmik Grigorian (Giorgetta) et Roman Burdenko (Michele) © Guergana Damianova / Opéra national de Paris

L’accueil du “Trittico” au Metropolitan Opera de New-York fut assez mitigé. On ne comprit pas vraiment le projet, on trouva le programme fort long, de ces trois opéras “de poche” (une heure environ chacun) dont on peinait à voir le fil conducteur. Et pour cause… Puccini n’était pas là. Une création à la Scala, par exemple, eût davantage parlé aux Italiens. Puccini, en lisant Dante, le plus grand poète de son pays, le créateur de la littérature italienne, avait eu l’idée d’une trilogie qui suivait le plan de “La divine comédie”: l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis. Seul “Gianni Schicchi”, une histoire d’héritage et de spoliation burlesque, au final, s’inspira de Dante, censé se passer dans la Florence (la ville du poète) au XIIIe siècle. Les deux autres oeuvres, “Il Tabarro”, situé dans le Paris populaire des bateliers, “Suor Angelica”, dans un couvent au XVIIe siècle, oublièrent ces références-là et l’on comprend que les spectateurs américains eussent été déroutés par ces trois tableaux qui ne présentaient que peu de rapport entre eux.

Gianni Schicchi: Micha Kiria (Gianni), Asmik Grigorian (Lauretta), Alexeï Nekliudov (Rinuccio) © Guergana Damianova / Opéra national de Paris

Il nous est dit dans le programme que ce nouveau “Trittico”, dans l’esprit de Christof Loy, le metteur en scène, veut remettre en lumière l’ordre dantesque: l’Enfer de “Gianni Schicchi” (le personnage du mort, Buso Donati, est nommément cité par Dante dans sa “Divine Comédie”), le Purgatoire d’ “Il Tabarro” -ce couple condamné à rester ensemble malgré la mort de leur amour, liés qu’ils sont par un crime dont chacun est responsable, le Paradis de “Suor Angelica”, la Vierge accordant à cette femme repentante sa compassion dernière. Mais, dans la mesure où Loy oublie (et c’est tant mieux) les siècles mêmes des différents opéras au profit d’une unité intemporelle qu’on pourrait situer (le Paris 1900 ou 1920 d’ “Il Tabarro” étant le plus précisément daté) à quelque moment de la première moitié du XXe siècle, les moeurs des couvents et les disputes d’héritage n’ayant pas fondamentalement changé dans l’Italie de ces années-là, on se contentera, nous, d’oublier Dante.

Comme semblaient le faire tous les spectateurs de Bastille ce soir-là, se laissant porter par la musique, les chanteurs, l’orchestre, un esprit de troupe réel (on n’a jamais vu autant de monde sur scène au moment des saluts au point que Loy ne put faire venir sa propre équipe au complet) et donc le génie dont “Il Trittico” demeure, sinon un testament (“Turandot” suivra six ans plus tard), du moins un condensé de son oeuvre, “Il Tabarro” comme “Suor Angelica” tissant des liens avec les opéras précédents.

Gianni Schicchi: la famille autour de Gianni (Micha Kiria) © Guergana Damianova / Opéra national de Paris

On pouvait aussi voir dans le travail de Christof Loy un écrin pour la star de ces représentations, la soprano Asmik Grigorian, incarnant les trois rôles féminins principaux en une montée en puissance concertée, la gentille amoureuse de “Gianni Schicchi”, l’épouse déçue et adultère d’ “Il Tabarro”, enfin Suor Angelica, la malheureuse conventuelle qui n’en finit pas d’expier son péché de chair. Disons-le d’emblée: dans les trois rôles Grigorian impose sa voix, ses aigus magnifiques, sa ligne de chant où la douleur est toujours d’une rare délicatesse. Elle surprend d’ailleurs d’emblée en Lauretta de “Gianni Schicchi, chantant face au public, le visage grave, le fameux “O mio babbino caro”, tube absolu de toutes les cantatrices. Mais elle le fait comme si c’était un morceau de Requiem, à l’égal d’ailleurs de toutes les cantatrices qui ont cependant l’excuse de le proposer souvent en “bis” de récital. Or, sur scène (et Loy en est tout autant responsable), c’est un contresens puisque Loretta, justement, s’adresse à son père (“babbino” pourrait se traduire par “papounet”) avec la tendresse rouée d’une fille qui feint le désespoir pour obtenir… la main de son amoureux et la bague qui va avec.

Suor Angelica: Asmik Grigorian (la soeur) et Karita Mattila (la tante) © Guergana Damianova / Opéra national de Paris

Mais esprit de troupe, on l’a dit, où Grigorian s’insère avec une telle maestria qu’on la cherche même un peu sous le voile de Suor Angelica. C’est le reproche qu’on ferait à Puccini, ces premières parties de “Suor Angelica” et d’ “Il Tabarro” où les personnages (les soeurs, les bateliers) discutent de choses et d’autres et du temps qui passe sans que pointent vraiment les drames à venir -et quels drames! Loy se contente d’organiser ces moments-là sans grands efforts pour mieux se concentrer sur la sombre conclusion qui fait basculer “Il Tabarro” dans le vérisme (on pense bien sûr à “Cavalleria rusticana” ou à “Paillasse”), ou sur la confrontation terrible d’Angelica avec sa tante, la princesse, laissant Angelica désespérée comme a pu l’être Tosca face à un autre caractère impitoyable. Quant à “Il Tabarro”, c’est comme si Mimi et Rodolfo avaient survécu et qu’il ne leur restât de l’amour que des feux mal éteints, des regrets, un deuil insurmonté.

Conversations en musique.

Il Tabarro: Joshua Guerrero (Luigi) et Asmik Grigorian (Giorgetta) © Guergana Damianova / Opéra national de Paris

Puccini écoutait les musiques de son temps. On l’entend à certains leitmotivs, certaines lignes de chant où la mélodie laisse davantage la place à l’âpreté du sentiment, à la violence de l’échange. Ou bien, comme la fin de “Suor Angelica”, à une sorte de chant-récitatif, porté par l’exaltation, le désespoir, une forme de folie (Grigorian y obtient un triomphe) Mais il n’est pas indifférent non plus que Puccini, qui confia aux ténors, selon les principes mêmes de l’opéra italien, quelques-uns de ses plus beaux airs (du “E lucevan le stelle” au “Nessun dorma”) en offre aussi un à l’amant Luigi du “Tabarro” (“Nulla! Silenzio”), un autre à l’amoureux de Lauretta, Rinuccio (“Firenze è come un albero fiorito”, déclaration d’amour à Florence, la ville de Dante, la capitale de la Toscane… et Puccini était toscan!)

Ce “Gianni Schicchi” qui demeure le morceau le plus réussi du triptyque, Puccini s’amusant -c’est assez inhabituel chez lui- à un burlesque cruel, mêlant les voix de cette famille affolée à l’idée de perdre son héritage au profit de l’Eglise (éblouissant enchevêtrement musical mené avec rigueur par les musiciens) avant l’arrivée d’un gentil ogre, Gianni Schicchi, qui les sauvera de ce déshonneur, mais ogre tout de même et de quelle manière! On rit, ce n’est pas si habituel à l’opéra. Et l’on loue, au milieu d’une distribution où tous ne peuvent être cités, la présence confondante et l’excellent italien du baryton géorgien Micha Kyria. Comme celle, dans “Il Tabarro”, de l’autre baryton, le Russe Roman Burdenko, imposant en quelques minutes une terrible violence, face au timbre solaire, et si italien jusque dans la puissance vocale, du Luigi de Joshua Guerrero.

Suor Angelica: Asmik Grigorian en prière © Guergana Damianova / Opéra national de Paris

Autre découverte, la belle présence et l’élégance de la déclamation du jeune ténor russe Alexeï Nekliudov, parfait Rinuccio plus florentin que nature; Scott Wilde, l’Américain, est aussi excellent en père bourgeois dans “Gianni Schicchi” qu’en alcoolique dans “Il Tabarro” (La Houppelande, celle dans laquelle Michele, le mari de Giorgetta, dissimulera son crime)

Enkelejda Shkoza est meilleure dans les regrets et les soupirs d’ “Il Tabarro” qu’en tante Zia de “Gianni Schicchi” où la voix bouge beaucoup. On suivra le ténor américain Dean Power dans des rôles plus importants, ainsi que Margarita Polonskaïa, très bien en Soeur Geneviève, avec un coup de chapeau particulier à Hanna Schwarz -l’abbesse de “Suor Angelica”- qui a toujours sa voix malgré les années. Reste Karita Mattila, la tante d’Angelica, terrible princesse et il n’y a qu’une personnalité comme Mattila pour tenir ce rôle qui requiert tant de présence et tant d’allure. Même si la voix n’est plus, elle, ce qu’elle était, malgré de beaux graves qui peuvent indiquer chez celle qui fut une Eva, une Comtesse, un changement de tessiture.

Il Tabarro: Roman Burdenko (Michele) et Asmik Grigorian (Giorgetta) © Guergana Damianova / Opéra national de Paris

Carlo Rizzi, à la tête du toujours excellent orchestre de l’Opéra, n’oublie jamais que Puccini est un compositeur, même dans cette oeuvre presque ultime, qui porte le lyrisme à ses sommets. Et oublie parfois (mais pas toujours) de faire résonner le Puccini de 1918, non celui des débuts, celui de “La Bohème”. Mais le siècle a changé.

Bon. Peccadilles, et qui ne méritent ni enfer ni purgatoire.

Mais pas le paradis non plus.




“Il trittico” de Giacomo Puccini, mise en scène de Christof Loy, direction musicale de Carlo Rizzi. Opéra-Bastille, Paris, jusqu’au 28 mai.

















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