Les Kanneh-Mason, une famille en or?
Un nouveau Cd du violoncelliste Sheku Kanneh-Mason, en partie accompagné par sa soeur Isata. Et par ailleurs le premier Cd d’une autre petite soeur, la pianiste Jeneba. Et à chaque fois chez des éditeurs prestigieux, Decca et Sony. Etat des lieux…
Sheku Kanneh-Mason © Mahaneela
Isata, pianiste. Jeneba, pianiste. Et à venir Braimah, violoniste, Konya, violoniste et pianiste, Aminata, piano et violoncelle, comme Mariaty, la petite dernière. Ajoutons que Jeneba joue aussi du violoncelle. Sans oublier la “tête de gondole”, Sheku, violoncelliste, lui, déjà bien lancé dans le grand monde de la musique classique.
Il ne sera pas dit que la famille Kanneh-Mason n’aura pas fait avancer la diversité- et ce serait très bien que cela en encourage beaucoup d’autres, on veut dire de couleur, suivant les traces déjà bien profondes de tous les Asiatiques qui se bousculent à jouer Mozart ou Rachmaninov (plutôt Chopin et Beethoven, d’ailleurs) Les Kanneh-Mason, poussés par des parents -lui chef d’entreprise, elle professeur d’université- installés au Royaume-Uni, originaires soit d’un des pays les plus déshérités d’Afrique, la Sierra Leone, soit d’une petite île des Caraïbes, Antigua. Musiciens amateurs, déjà. Mais étaient-ils trop tôt pour que des Noirs (employons encore ce mot qui dit bien ce qu’il veut dire), en-dehors du chant, fassent carrière dans un domaine musical encore si souvent -et par pas mal de “visages pâles” eux-mêmes- considéré comme “prout-prout” et l’on ne peut pas dire qu’en France nos prétendues élites fassent grand-chose pour le rendre accessible à tous?
Visiblement en Grande-Bretagne, pourtant plus ouverte que nous aux brassages musicaux, les mêmes barrières continuaient à s’élever et il aura sans doute fallu que la petite tribu -fort talentueuse, la petite tribu!- fasse preuve entre soi d’une émulation qui la conduira à la fameuse émission “Les Anglais ont du talent” pour interprêter un “Carnaval des Animaux” qui fera date.
© Mahaneela
Un jour sans doute, et tous réunis (la dernière, Mariaty, n’a que 14 ans et ne pas oublier non plus que tous les musiciens ne prétendent pas forcément à une carrière de soliste), ils raconteront comment cela se passait entre frères et soeurs (et avec les parents aussi) dans une maison qui devait s’appeler “la mélodie du bonheur” En attendant, on le sait, l’accélérateur fut l’un des 2 frères, Sheku, violoncelliste donc, qui joua au mariage d’Harry et Megan (dont on connaît les origines métissées) et là… S’en ensuivit un Cd consacré au compositeur fétiche des Anglais, sir Edward Elgar -son “Concerto pour violoncelle” tombant à pic. Et dans la foulée Isata, l’aînée, s’attaquait, elle, au “Concerto pour piano” de Clara Schumann, pour défendre la cause des femmes -un Cd que j’avais chroniqué en son temps sur un autre support.
Or sort ces jours-ci un nouveau Cd où Sheku joue encore avec Isata (c’est en partenaires qu’ils ont pris l’habitude de se produire) Et le simple programme, ambitieux, exigeant, suffit à nous faire comprendre que le jeune Shelu Kanneh-Mason, 26 ans désormais, n’a pas l’intention de demeurer une sorte de “people” emblématique mais au contraire de prendre place parmi les musiciens qui comptent dans son instrument.
Car si Elgar était presque un “tribute” en son pays de naissance et si un autre compositeur britannique -moins consensuel- est encore là dans le nouveau Cd (Britten) c’est d’abord Chostakovitch qui fait l’essentiel d’un programme qui, autre heureuse surprise, est d’une très remarquable durée. Et si (allez sur You Tube!) un petit extrait du “1er concerto” du Russe montre les affinités du jeune homme avec l’auteur de “Lady Macbeth de Mzensk”, c’est le “2e concerto”, bien plus rare que joue SKM, et avec quelle élégance!
© Mahaneela
Version chambriste, d’une grande émotion, d’une très belle densité, d’une oeuvre écrite pour Rostropovitch et créée par lui le jour des 60 ans (1966) du compositeur. Grande élégie initiale, à pas feutrés, avec un soutien discret, secret, de l’orchestre, coups de pinceau sonores distillés avec mesure. Et cette première amorce de thème, grinçante… Il se dit que l’oeuvre était conçue comme un hommage à la grande poétesse Anna Akhmatova qui venait de disparaître après avoir toujours vécu dans une sorte d’exil intérieur. La mélodie du deuxième mouvement, chanson d’Odessa, a ce côté “théâtre de marionnettes” assez typique de Chostakovitch dans ses instants les plus désespérés. Le final s’ouvre sur une sonnerie des cuivres qui, évidemment, dérape; et le violoncelle, dans une série de variations, revient à l’attaque. L’accompagnement de John Wilson et du Sinfonia of London est au diapason du soliste grâce à qui on redécouvre ce concerto moins joué que le premier et finalement tout aussi beau, d’une splendeur bien moins spectaculaire.
C’est Chostakovitch qui présenta Britten à Rostropovitch, les deux se plurent au point, d’ailleurs, d’enregistrer ensemble (une schubertienne “Sonate Arpeggione” de légende) et Britten s’empressa aussi d’écrire pour “Rostro” une “Sonate” d’une folle liberté. La complicité de Sheku et Isata est superbe, l’esprit est là, renforcé par l’engagement d’Isata qui, souvent, entraîne son frère (écoutez, au début du scherzo, les pizzicati du violoncelle et les réponses intenses du piano) avec des accents presque à la Bartok. Les deux derniers mouvements, dans leur briéveté ramassée, trouvent un équilibre idéal entre la fougue du piano et les traits habités du violoncelle.
C’est finalement la “Sonate” de Chostakovitch (1934, bien antérieure) qui serait (à peine!) la moins aboutie. Plus classique aussi, il est vrai. Le piano écrase un peu le violoncelle, dans l’ironie du second mouvement c’est Isata qui mène le bal. Mais Shanneh rend au “Largo” son poids de tristesse silencieuse. Et le duo dessine à la pointe sèche la course à l’abîme du final.
© Johanna Berghorn, Sony Classical Entertainment
Je suis plus réservé sur le Cd de Jeneba, l’autre soeur pianiste, dont le titre “Fantasie” suppose refléter les goûts éclectiques de l’artiste sans qu’on y voie vraiment une cohérence. Notons qu’elle prend déjà un risque en mettant en exergue la “2e sonate” de Chopin, la fameuse “Funèbre” où, forcément, on la comparera à tant d’autres. Elle montre, dans le premier mouvement un juste emportement, une belle énergie, malgré un tempo trop fluctuant, et qui casse l’image du Chopin neurasthénique. Le Scherzo est un rien survolé mais plutôt réussi. Mais la fameuse “Marche funèbre” est trop lourde, trop cérébrale. On attend de la part de Kanneh-Mason un “lâcher-prise” qui ne vient qu’au retour du thème. Et elle ne sait quoi faire de ce “finale” en forme de mouvement perpétuel.
Les deux “Nocturnes” de l’opus 27 sont, eux, d’une belle sobriété.
Deux préludes de Debussy: à cette “Fille aux cheveux de lin”, là aussi un peu trop cérébrale, on préfère des “Bruyères” joliment ébouriffées. Deux des “Préludes” de l’opus 11 de Scriabine, bonne idée -référence probable à Chopin qui inspira beaucoup les premières oeuvres du Russe. Et bonne idée aussi, cette “2e sonate” qu’on entend moins, encore romantique, où Jeneba tient très bien son mouvement lent (le premier de deux) en faisant sentir parfois le Scriabine futur; mais le “Presto”, un peu comme le final de la sonate de Chopin, n’est qu’une course qui ne trouve son but que dans les dernières mesures.
En fait, de ce Cd inégal, et j’ai conscience que cela fait un peu cliché, les trois pièces les plus réussies sont de trois compositeurs afro-américains, dont deux femmes: Florence Price (Jeneba Kanneh-Mason a son “Concerto pour piano” à son répertoire), Margaret Bond et William Grant Still. Tous trois s’inspirent de negro spirituals ou de mélodies comparables comme la “Fantaisie nègre” de Price d’une grande richesse sonore très bien traduite par la pianiste. Le “Troubled water” de Bonds avec ses rythmes syncopés, proches du jazz, est très réussi aussi comme, dans un genre plus secret, le “Summerland” de Grant Still. Ce sont autant de découvertes musicales que de réussites interprétatives.
Evidemment on ne va pas réduire Jeneba Kanneh-Mason à ce répertoire. Le Chopin était-il la meilleure idée qui soit? Elle qui enregistre des concertos de Mozart et qu’on voudrait entendre et dans Beethoven et dans Prokofiev attendra encore un peu pour nous convaincre tout à fait.
Une question d’ailleurs que j’ai déjà posée plusieurs fois: est-ce que ces Cd “patchwork”, pratiqués aussi d’ailleurs par des ainés plus confirmés, sont vraiment une bonne idée? Commerciale sans doute. Artistique pas forcément.
Chostakovitch: Concerto pour violoncelle n° 2 opus 126. Sonate pour violoncelle et piano opus 40. Britten: Sonate pour violoncelle et piano opus 65. Sheku Kanneh-Mason, violoncelle. Isata Kanneh-Mason, piano. Sinfonia of London, direction John Wilson. Un Cd Decca.
“Fantasie”: oeuvres de Frédéric Chopin, Florence Price, Margaret Bonds, William Grant Sill, Claude Debussy, Alexandre Scriabine. Jeneba Kanneh-Mason, piano. Un Cd Sony Classical.