Au TCE un “Chevalier à la rose” de Richard Strauss… non sans épines
C’était un désir de Véronique Gens d’incarner la Maréchale, un des plus beaux rôles du répertoire. Et c’est évidemment pour elle que le public s’est déplacé en masse pour assister à cette production dans une mise en scène de Krzystof Warlikowski qui avait déjà travaillé avec la cantatrice. Mais comme souvent chanteurs fort bien accueillis et scénographie beaucoup moins. Mais Warlikowski en a l’habitude!
Sophie (Regula Mühlemann) et Octavian (Niamh O’Sullivan): la rencontre © Vincent Pontet
Mettons déjà hors concours le chef hongrois Henrik Nanasi et l’orchestre national de France qui trouvent très vite le climat de volupté, de sensualité où baigne l’orchestre straussien, nouveauté d’ailleurs après les brûlures modernistes de “Salomé” et surtout d’ “Elektra”. On notera parfois un peu de complaisance dans les alanguissements mais comment le reprocher en trois heures de flux musical qui culmine avec la fameuse valse, plus viennoise même, de la part du Bavarois Strauss, que celles innombrables de ses homonymes? Eblouissante de “schlagobers”, cette crème fouettée typique de la capitale autrichienne et dont Strauss fit le sujet d’un ballet portant ce titre-là, mais en 1924, comme pour dire adieu à un empire écroulé sur lequel il fallait, et difficilement, reconstruire plusieurs pays…
“Le chevalier à la rose”, livret d’Hofmannsthal, fut créé à Dresde au début de 1911, 3 ans avant le cataclysme.
Les deux femmes en vidéo: La Maréchale (Véronique Gens) et Octavian (Niamh O’Sullivan), elle aussi en avant-scène © Vincent Pontet
On sait la trame générale de l’histoire: la Maréchale, titre très élevé dans cette Autriche du XVIIIe siècle et qui l’apparente à la famille impériale, batifole avec son jeune amant de 17 ans, Octavian, dit Quinquin, pendant que son époux est à la chasse. Octavian est choisi (par elle) pour être le “chevalier à la rose”, qui offrira une rose d’argent à la jeune Sophie, une riche roturière fiancée au baron Ochs, cousin (grossier et sans le sou) de la Maréchale. Mais évidemment les deux jeunes gens vont se plaire et après maintes péripéties qui tourneront au vaudeville c’est à leurs noces que consentira la Maréchale, choisissant de s’effacer devant ceux qui représentent l’avenir avec la conscience, en laissant partir Octavian, qu’elle-même entre dans son automne. Trio bouleversant des trois cantatrices (Octavian est une mezzo), une des pages les plus admirables de toute l’histoire de l’opéra -qui en compte pourtant quelques-unes.
Evidemment Strauss pense à Mozart, aux “Noces de Figaro”, cette Maréchale délaissée par un mari chasseur, c’est la Comtesse qui a franchi le pas, avec un Chérubin rebaptisé Octavian ou peut-être avec un autre. Et le même choix -qui n’était plus de saison en 1911, de confier à une femme un rôle d’homme. Oui, Strauss pense à Mozart. Pas Warlikowski.
A droite le ténor (Francesco Demuro) et la Maréchale (Véronique Gens) © Vincent Pontet
En choisissant Krzystof Warlikowski à la mise en scène on sait les risques qu’on prend. On sait qu’il clive. Même au théâtre où public et critique sont la plupart du temps plus disponibles aux expériences (appelons-les ainsi) que les mélomanes: on se souvient d’une Isabelle Huppert jouant quelques “Phèdre” où certains avaient assassiné la mise en scène. Chez mes confrères cette fois, si ceux qui assistaient à la première ont été plutôt réceptifs, les visages étaient bien plus renfrognés, voire furieux, chez mes voisins de la deuxième. Quant au public, le metteur en scène et son équipe venant traditionnellement saluer les soirs de premières -mais jamais ensuite-, le pauvre Warlikowski essuya mercredi dernier une bronca comme jamais, qui ne put se reproduire quand j’y étais puisque plus de Warlikowski!
Je l’avoue, j’aurais tendance à être plutôt du côté de ceux qui m’entouraient ce soir-là. Avec un premier reproche global à Warlikowski, la confusion. Sensible surtout au premier acte, quand la Maréchale, en plus de son cousin, reçoit différents solliciteurs dont des musiciens, une marée de gens qui se bousculent sans qu’on sache qui est qui, d’où émerge un ténor italien -Strauss détestait les ténors, surtout italiens, il en fait une amusante caricature assez bien rendue par Francesco Demuro qui prolonge exagérément la moindre note en la badigeonnant de trémolos -pourquoi, mauvais goût suprème, dans une reproduction d’Othello et Desdémone, la Maréchale devient-elle sa partenaire muette et soumise, ce qui est absurde?
Ochs au centre (Peter Rose), Faninal à gauche (Jean-Sébastien Bou), puis Octavian et Sophie © Vincent Pontet
Cette confusion se reproduit au troisième acte, même si la machination contre le baron Ochs est assez joliment menée -là encore référence à Mozart ou plutôt à Beaumarchais. Et, comme souvent avec Warlikowski (et d’autres metteurs en scène), une volonté agaçante d’essayer de faire dire à un opéra des choses qu’il ne dit pas, jusqu’au moment où la musique se charge de les rappeler à l’ordre. Ainsi, dans l’idée de Warlikowski, la liaison de la Maréchale et d’Octavian est celle de deux femmes, c’est la lesbianité triomphante et l’opéra commence par une vidéo où l’on voit s’ébattre clairement Véronique Gens et sa partenaire. A ceci près, en plus, que la Maréchale, qui est brune dans le film, apparait aussitôt en blonde sur la scène et sera rousse au dernier acte. Détails dira-t-on mais qui marque cette même confusion où, après cette scène entre femmes, il nous est inlassablement répété (on ne peut changer des textes qui se chantent contrairement à ceux qui se disent!) qu’Octavian est un vrai garçon -et Niamh O’Sullivan fait tout pour nous le prouver.
En fait, dans cet opéra qui est l’élégance même, l’intelligence et la finesse, célébrant la beauté de ce XVIIIe siècle où tout n’est que goût (même si des aristos comme Ochs font tache dans le paysage) - et c’est aussi tout cela, le travail du librettiste Hofmannstahl dont Strauss trouve un génial équivalent dans sa musique-, Warlikowski réduit tout à une forme de trivialité à la mode, à commencer par les costumes qui, à force d’épouser tous les styles, finissent par n’en avoir aucun. Avec un décor qui ne veut rien dire -l’espace du Studio (et non du Théâtre) des Champs-Elysées, qui est effectivement de la même époque que “Le chevalier”, sauf qu’il est bien moins connu que son grand frère alors que, tant qu'à faire, on aurait pu mettre le théâtre lui-même en miroir.
Octavian en sa fausse soeur (Niamh O’Sullivan) soutenu par le serviteur du baron (Sean Patrick Mombruno) © Vincent Pontet
Chorégraphie inexistante au début du 3e acte et pour le reste des détails dans l’air du temps qui finissent par devenir poussiéreux tant on les a vus: pour une influenceuse bienvenue qui, à coup de selfies, surprend les deux jeunes gens -transposition assez juste- l’air du chanteur italien se déroule comme le tournage d’un film, avec un ténor en petit slip à moitié couché sur la Maréchale. Quant à la fameuse valse, elle bénéficie d’une chorégraphie hip-hop -et d’ailleurs le jeune danseur s’y débrouille plutôt bien, qui joue le serviteur Noir du baron, sauf que cela ne va guère avec la musique et que le hip-hop (ou assimilé) est devenu, depuis “Les Indes galantes” à l’Opéra de Paris, la tarte à la crème des passages dansés; d’ailleurs, devant ce garçon réduit à la “street dance”, on se dit que l’étoile de l’Opéra Guillaume Diop a encore à lutter pour se trouver des camarades. On notera au passage, mais c’est dans le programme, un texte d’Annie Ernaux sur sa liaison de femme mûre avec un jeune homme très ardent, comme si, avant Ernaux, la Colette de “Chéri” ou du “Blé en herbe” n’avait jamais existé (une consoeur a rebondi pour titrer son article: “un opéra pour Annie Ernaux”)
C’est donc comme si ce “Chevalier” n’était vu que du point de vue vulgaire du baron Ochs et non de celui de la Maréchale, de sorte que ce dernier, dans l’incarnation de Peter Rose qui l’a si souvent chanté -et qui, après un début un peu routinier, prend de l’assurance avec un 2e acte où ses accès de goujaterie sont d’une si exquise innocence, serait presque à plaindre au moment de sa chute, quand une Maréchale glaçante le renvoie à une forme d’exil. Oui, c’est presque cela, finalement, ce “Chevalier” à la Warlikowski -et on s’en rend compte en l’écrivant- l’histoire d’un baron Ochs et plus du tout celui de la Maréchale ou d’un jeune homme qui, après avoir goûté au sexe -un Chérubin qui, après son grand air, serait pris au mot par la Comtesse!-, le sexe tout de même mâtiné de tendresse, découvre enfin l’amour.
Le trio final: Octavian (Niamh O’Sullivan) à gauche, à droite Sophie (Regula Mühlemann) et la Maréchale (Véronique Gens) © Vincent Pontet
Bons seconds rôles “luxueux”, d’un Jean-Sébastien Bou en Faninal à la tessiture un peu élevée pour lui au couple “infernal” d’Annina- Eleonore Pancrazi, très drôle- et Valzacchi -Kresimir Spicer. Très bien aussi, la Marianne de Laurène Paterno, presque conseillère mode de la jeune Sophie (même si les costumes de celle-ci… voir plus haut) et le beau ténor qu’est l’aubergiste Yoann Le Lan. Que des compliments à faire du choeur Unikanti malgré une tendance au désordre -plutôt dans la mise en scène. Quant à Regula Mühlemann, on nous l’a annoncée souffrante. Voilà pourquoi sa Sophie, bien chantante et (précautionneusement) bien chantée, est restée ce soir-là un peu en retrait.
La dernière à venir saluer (et Véronique Gens l’y invite avec beaucoup d’élégance) fut Niamh O’Sullivan, remarquable Octavian respectant, dans ses tenues “queer”, l’ambiguïté -pas vraiment ambiguë- que Warlikowski a cherché à lui donner: la présence, la fougue de la jeunesse, l’aisance dans les aigus, l’égalité dans les graves -et aussi la capacité à changer complètement d’apparence quand il joue sa supposée “soeur” paysanne au début du 3e acte.
La Maréchale (Véronique Gens) © Vincent Pontet
Reste Véronique Gens, qui rêvait donc depuis longtemps de chanter le rôle, de l’incarner plutôt, et personne n’avait de doute à cet égard. Y compris dans cette vidéo du début -auprès d’Octavian, où elle a des miniques “callassiennes”- et dans celle de la fin -quand elle retrouve son mari retour de chasse dans leur luxueuse demeure, causant avec lui, un whisky à la main, en grande dame dont les sentiments et la lassitude sont désormais illisibles pour le monde, à commencer par celui des intimes. Gens y est souveraine, comme elle l’est même avec cette blondeur qui ne lui va guère tout le temps du premier acte. Quant à la voix, elle est parfois en difficulté dans certains aigus, surtout au premier acte, mais le timbre, le phrasé, la lumière du chant, la mélancolie dans le trio final, font d’autant plus regretter les mises en scène où c’était vraiment son histoire qu’on nous racontait, et celle de l’effacement d’un monde.
Comme si le prince Salina du “Guépard” et Burt Lancaster, son interprète de légende, avait été gommé en partie par Visconti. Mais un Visconti, évidemment, n’aurait jamais commis cette erreur.
“Le chevalier à la rose” de Richard Strauss, mise en scène de Krzystof Warlikowski, direction musicale de Henrik Nanasi. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, jusqu’au 5 juin. Attention, en raison de la longueur de l’oeuvre, les représentations sont à 19 heures.