A l’Opéra-Comique un Gluck enchanté, un Gluck en-dansé
Un très joli spectacle à l’Opéra-Comique, et qui mêle danse et musique autour de partitions peu connues de Gluck. C’est le Capitole de Toulouse qui s’est déplacé, côté danse, mais aussi un des grands chefs de ce temps, Jordi Savall et son “Concert des Nations”
Tous les danseurs et Don Juan sur son cheval (Ramiro Gomez Samon) © David Herrero
A l’origine il y a Gasparo Angiolini. Un fameux danseur et chorégraphe du XVIIIe siècle, florentin mais qui parcourut l’Europe jusqu’à Saint-Pétersbourg. Ses ballets s’insérèrent dans des opéras de Traetta, de Hasse, de Giuseppe Scarlatti (le neveu de Domenico) ou de notre Jean-Jacques Rousseau. Mais il y eut également des “ballets-ballets”, je veux dire sans opéra autour, et dont la musique revint à Gluck. Une collaboration réduite aux années 1760-1765 (d’un Gluck, donc, approchant déjà la cinquantaine) et qui, outre les deux oeuvres représentés à l’Opéra-Comique, “Sémiramis” et “Don Juan”, comprenaient aussi un “Orphée et Eurydice” et une “Citera assediata” (Cytère assiégée)
Ces quatre ballets furent créés à Vienne. Mais ensuite Angiolini s’en alla donc à Saint-Pétersbourg.
Groupe de danseurs dans “Sémiramis” © David Herrero
A-t-on conservé les chorégraphies originales? Sont-elles encore dissimulées dans une de ces bibliothèques où elles attendent un chercheur opiniâtre et chanceux? Ce n’est pas en tout cas le travail d’Angiolini que l’on a vu à l’Opéra-Comique mais celui de deux contemporains, Angel Rodriguez et Edward Clug. Et surtout avec, à la baguette, un Jordi Savall qui galvanise, évidemment, ces partitions d’ailleurs de qualité. Un Savall attentif, comme l’était Gluck en les composant, à servir la danse -on découvre ainsi qu’avant sa collaboration avec Petipa Tchaïkovsky avait eu un ancêtre.
Mais, pour que le mélomane profite à plein de Savall et de ses musiciens, nous eûmes droit, en guise de beau hors-d’oeuvre, à une suite d’orchestre tirée d’ “Iphigénie en Aulide”: sens des contrastes, précision des relances, clarté des lignes, justesse de la dynamique. On avait vu Savall, 84 ans aux moissons, entrer en marchant avec une béquille et s’asseoir sur un siège installé pour lui. Mais il fallait le voir ensuite, à certains moments plus “orageux”, se dresser, oubliée sa faiblesse, pour indiquer impérieusement un crescendo vengeur. L’esprit de la musique domptant le corps, c’était un bonheur d’y assister.
Le “porté” de Donna Elvira (Solène Monnereau) © David Herrero
Angel Rodriguez chorégraphiait donc cette “Sémiramis”, reine de Babylone et qui épousa son fils sans le savoir. Mais Rodriguez dit clairement qu’il n’a pas suivi l’histoire. On s’en est rendu compte dans le beau travail qu’il a offert aux danseurs du ballet, sous la conduite d’une de leurs étoiles, Philippe Solano, plus “primus inter pares” car il n’a qu’un solo rapide sans qu’on sache s’il incarne un personnage. Pour le reste c’est une danse souvent de groupe (l’ouverture avec les 15 danseurs dans une lumière à la Garcia Lorca), garçons athlétiques et énergiques, filles élégantes et sensuelles, dans des tenues rouge sombre où le pantalon va céder peu à peu la place à une culotte. Travail spectaculaire, rapide, avec des respirations sensuelles dans quelques duos (quelqu’un qui passe souvent en fond de scène, personnage énigmatique), beaucoup de diagonales, de petits sauts, voire de grands sauts des garçons pour les entrées en scène. En fait on sent vraiment l’influence de l’ancien directeur de la danse, Kader Belarbi, remercié en 2023!
On n’a pas trop suivi quelles nouvelles impulsions (s’il y en a) a données la nouvelle directrice de la danse, Beate Vollack, mais devant cette “Sémiramis” on a l’impression de voir les petits cousins (talentueux) des danseurs de l’Opéra de Paris dont Belarbi fut si longtemps une des étoiles les plus fameuses. On ne sait si l’Espagnol Angel Rodriguez (formé au Ballet Classique National de Madrid) y a pensé et on n’en éclaircira nullement le mystère…
“Sémiramis” © David Herrero
En revanche, même si l’on a pris du plaisir à cette “Sémiramis”, on en a pris encore beaucoup plus au “Don Juan”, chorégraphié par cet Edward Clug -Roumain, la cinquantaine, travaillant en Slovénie mais désormais un peu partout, du Canada à l’Allemagne: son “Don Juan” est constamment inventif, bourré d’idées (la musique de Gluck, elle, est moins intéressante que celle de “Sémiramis”), autour de trois solistes, Solène Monnereau, Donna Elvira superbement hiératique et hautaine, Kleber Rebello, Sganarelle ludion, petits gestes brisés, pirouettes incessantes, sauts d’une rapidité étonnante. Et un Don Juan (torse nu, pantalon de flamenco) d’une admirable indifférence, le Cubain Ramiro Gomez Samon, parfait de maîtrise, d’agilité, d’élégance sensuelle. Et presque, à chaque moment, de la part de Clug, une idée, une invention, y compris dans ce groupe de filles qui vient encadrer Don Juan comme si elles allaient l’étouffer de plaisir, ou dans cette scène où Don Juan et ses femmes sont enfermés dans des cloisons à claire-voie par les autres danseurs (tous les hommes sont-ils des Don Juan en puissance, ou en pensée?), façon claustration de couvent… à l’espagnole. Beaucoup d’humour aussi -les femmes, quand Don Juan sort en leur tournant le dos, s’évanouissant en soupirant de regret.
Don Juan: triomphant? © David Herrero
Au début, dans une lumière rouge et jaune (couleurs de l’Espagne), les danseurs et les danseuses contemplent Don Juan étendu, les bras en croix, christique. Il y aura des inflexions de toréador (avec claquement des pieds), il y aura Elvire porté par un Don Juan caché sous sa grande robe noire. Les mouvements sont nets et rapides, parfaits de précision et de tranchants, autour d’Elvire (qui, à quelque moment, remonte sa robe noire en corolle), il y aura ce groupe de femmes (échappées des cloisons) qui croisent les jambes sur celle de leur voisine. Et l’arrivée étonnante d’un cheval de bronze que Don Juan chevauchera à cru, poussé par Sganarelle, façon Pierre le Grand ou Louis XIV. Don Juan triomphant, peut-être prêt à dompter Dieu, pendant qu’Elvire s’éloigne dans des lumières à la Dali ou à la Chirico, au coeur d’un vide surréel.
Il me semble qu’une Aurélie Dupont n’a pas songé à inviter Clug à l’Opéra de Paris. Peut-être José Martinez, l’actuel directeur de la Danse, pourrait-il y penser. Et même avec ce “Don Juan” dont les étoiles de notre Opéra, à n’en pas douter, feraient leur miel.
Gluck: Iphigénie en Aulide (suite d’orchestre), Sémiramis (ballet), Don Juan (ballet). Ballet du Capitole de Toulouse (chorégraphies d’Angel Rodriguez et Edward Clug), orchestre du Concert des Nations, direction Jordi Savall. Opéra-Comique, Paris, jusqu’au 28 mai.
Le 28 mai les solistes du “Don Juan” seront Alexandre De Oliveira Ferreira (Don Juan) et Marlen Fuerte Castro (Donna Elvira)
Encore Don Juan. Et Donna Elvira © David Herrero