Une princesse norvégienne en visite à Versailles
Après Gluck voici François-André Duncan Philidor. Si célèbre en son temps, oublié depuis mais un Cd doublé d’un concert au château de Versailles remet à l’honneur “Ernelinde, princesse de Norvège”. Oeuvre inégale, trop longue, mais avec des tentatives passionnantes pour aller (sans le savoir) vers le romantisme et quelques belles voix habituées de ce style de musique -surtout les hommes.
Je sortais de Gluck, j’entrais dans Philidor. J’avais vécu deux ans en quelques jours. Ainsi aurai-je sauté de 1765 à 1767, d’ une Sémiramis, reine de Babylone à une Ernelinde, princesse de Norvège, et d’un compositeur de génie à un compositeur de talent, sans trop déchoir.
Un compositeur de talent mais pas que. La vie de Philidor et de sa famille vaudrait un roman. Le papa, Philidor l’aîné, d’une famille drouaise (je vous aide: originaire de Dreux), et qui y mourut, était un des bibliothécaire de Louis XIV. Il eut 21 enfants, un des derniers, notre François-André, naquit quand papa avait donc 74 ans. Un ancêtre avait joué devant Louis XIII, un demi-frère, Anne, avait fondé en 1725 (François-André n’était pas né), le fameux Concert Spirituel qui perdura jusqu’à la Révolution. L’étrange est que François-André, élevé sous les meilleurs auspices musicaux (entrée comme enfant de choeur à la chapelle royale de Versailles à l’âge de 6 ans, enseignement, jusqu’à 14 ans, donné par Campra) n’embrassa pas immédiatement la carrière musicale…
C’est que le garçon avait une autre passion: les échecs. S’il y avait eu des championnats du monde à l’époque, il en eût été le héros. De Paris, où il joua contre Jean-Jacques Rousseau (Diderot en parle), à Londres ou à l’Allemagne, Philidor commença ainsi une vie brillante, insouciante, disons bohémienne, après avoir écrit à 22 ans un des premiers traités consacrés à ce noble jeu et qui, traduit dans une multitude de langues dès sa sortie, continue, semble-t-il, à faire autorité.
Malheureusement pour les amateurs les parties de Philidor n’ont pas été conservées. Ses partitions, oui, heureusement. “Les pions sont l’âme des échecs” disait-il; et je ne vais pas le contredire. Parallèlement, donc, lui tentant quelques percées musicales, ce n’est pas de Rameau, qu’il admirait, que vinrent les encouragements, mais de Haendel, rencontré évidemment à Londres. Il est vrai aussi que quand, rentré en France, il se décida à écrire (“Blaise le savetier”, son premier opéra- comique, fut un grand succès en 1759, année de ses 33 ans), son style apparut trop italien. On était au début de la querelle des gluckistes et des piccinistes qui empoisonnera l’élite musicale de la fin du règne de Louis XV et de celui de Louis XVI.
Des opéras-comiques, il en écrira 19. On regrette un peu de ne pas les entendre assez, il semble qu’il ait eu une prédilection pour le genre. Mais évidemment l’esprit de sérieux dominait déjà et il se sentit contraint d’écrire des choses bien plus sévères, un oratorio, un “Te Deum” joué pour la mort de Rameau en 1764. Et donc, cette “Ernelinde, princesse de Norvège”, qui fut elle aussi un succès, lui permettant d’obtenir une pension du roi. L’oeuvre, cependant, fut remaniée plusieurs fois, ce qui prouve que Philidor n’était pas forcément à l’aise avec ce genre plus sombre, même si l’intrigue d’ “Ernelinde” s’efforce d’être tragique plus qu’elle n’y réussit!
On ne peut pas dire d’ailleurs que le livret d’un certain Antoine Poinsinet (un nom déjà de comédie!) soit d’une solidité remarquable. On a à peu près compris que cette Ernelinde (qui aurait pu être princesse d’Andalousie autant que de Norvège, ou encore de Carinthie) est la fille du roi Rodoald mais amoureuse aussi de Sandomir -un nom, lui, exotique, donc barbare- qui fait la guerre à Rodoald. Un troisième larron se propose en émissaire de paix, Ricimer. Mais, réconciliant les deux autres, il en profite pour prendre le pouvoir, emprisonner le roi et Sandomir et réclamer la main d’Ermelinde dont il est vraiment tombé amoureux! Tout finira évidemment bien, Ernelinde retrouvera son chéri, Rodoald retrouvera son trône et Ricimer n’aura plus qu’à se tuer pour retrouver son honneur. Tout cela devant une assemblée de soldats dont on ne sait s’ils sont norvégiens, danois, irlandais, que sais-je… turcs?
Une Norvège, donc, de convention, qui rappellera un peu ces principautés improbables des pièces de Shakespeare et l’on imagine qu’en 1767 la Norvège, vue de Paris, semblait une terre pleine d’ours, de glace et de requins. Cette “Ernelinde” est de toute façon trop longue, Philidor s’épuise parfois, en particulier à des récitatifs assez inutiles. N’est pas génie qui veut et Gluck, qui n’a pas encore écrit ses opéras les plus célèbres (“Alceste” est aussi de 1767) mais a déjà largement tâté au genre, aurait sans doute resserré la trame pour lui donner une efficacité supplémentaire.
Pourquoi Philidor l’aurait-il fait? Cette “Ermelinde”, dans un genre qui n’était pas son favori, fut un gros succès. On y trouve d’ailleurs, outre des airs exigeants (les rôles masculins sont très sollicités), des accents inédits qui rappellent déjà le “Sturm und Drang” (Tempête et Passion) du théâtre allemand, que Philidor, consciemment ou non, expérimente en musique: furia pré-romantique dans les imprécations de Ricimer, sentiments exacerbés des amants, un quatuor déjà beethovénien avant l’heure, une énergie sombre où passent les fantômes (encore vivants, les fantômes) de Gluck, toujours lui, et de certains Mozart. Avec des trouvailles dans des rythmes martiaux qu’on pourrait utiliser pour les guerres napoléoniennes, tambours et vents qui sonnent haut, mais aussi des instants élégiaques, voire champêtres, où se fait jour l’esprit d’un Berlioz.
Ce n’est pas tant, bien sûr, l’exaltation des sentiments qui importe dans cette “Ernelinde” (l’opéra baroque en était lui aussi largement coutumier) que les couleurs sombres qui les entourent comme avec les héroïnes verdiennes dont Ernelinde pourrait être la grande soeur. D’où l’impression de nouveauté ressentie à la création, le sentiment sans doute qu’un nouveau traitement de la passion allait trouver sa voie pour accompagner les oeuvres futures. Reste à savoir si Philidor, encore une fois, en était pleinement conscient. Gluck, en tout cas, le sera.
Nous avions pris place dans la grande salle des Croisades, non loin du Théâtre Royal occupé par autre chose. C’était une version de concert qui ne nous permettait évidemment pas de saisir tous les enjeux de l’histoire, notre regard en outre distrait par les peintures très “Troubadour”, ce style des années 1830 où, dans la lignée de “Notre-Dame de Paris” du grand Victor, on revenait furieusement au Moyen Âge; mais glorifier les Croisades, dans des scènes de batailles où des Musulmans tout nus affrontaient sans espoir des Chrétiens tout habillés, c’était aussi justifier la conquête de l’Algérie de ces années-là. Du coup la concentration n’était pas forcément parfaite. Assez pour entendre des musiciens norvégiens (cette “Ermelinde” parlait-elle à ses lointains compatriotes?), réunis dans l’”Orkester Nord”, qui semblaient rompu à ce style sous la direction de l’excellent Martin Wählberg -les cors et quelques cordes parfois imprécis mais la fougue et l’énergie requises.
Côté soliste le Rodoald de Laurent Naouri découvrait un peu la partition mais la belle humanité du chanteur compensait largement quelques hésitations -l’album qui paraît en même temps voit le rôle confié à Thomas Dolié. En Sandomir Reinoud Van Mechelen, ténor di grazia, on le sait, diffuse toujours un chant d’une élégance rare, et sans jamais appuyer sur le sentiment. Quant à Mathieu Lécroart, son Ricimer à la voix si sombre réussit à être violent ET douloureux, montrant dans la même phrase avec un grand talent la noirceur de son âme et la douleur de son coeur.
Mais c’est du côté d’ Ermelinde que cela pêchait: une Judith Van Wanroij qui n’a plus les aigus qu’on attend d’elle (le médium, lui, est encore très bien) mais qui, surtout, met beaucoup trop de placidité dans son personnage. On aura noté aussi la jolie voix de Jehanne Amzal dans quelques interventions. Choeur norvégien dont on ne saura trop si son français est idiomatique, mêlé qu’il fut à des chanteurs du centre de musique baroque de Versailles…
A la Révolution Philidor, qui était jusque là un musicien fort demandé, fit le juste choix de s’exiler dès 1792, à l’instar d’une Vigée-Lebrun. Cela lui sauva sans doute la vie. Mais pas pour longtemps car après la chute de Robespierre son épouse, restée à Paris, demanda qu’il pût revenir. On le lui refusa. A 69 ans Philidor s’éteignit donc en exil, loin des siens, le 31 août 1795, dans la capitale anglaise.
Le dernier échec du joueur d’échecs.
"Ernelinde, princesse de Norvège”, de François-André Danican Philidor. Judith Van Wanroij, Reinoud Van Mechelen, Laurent Naouri, Matthieu Lécroart, Jehanne Amzal, Clément Debieuvre, Martin Barigault, Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, Vox Nidrosiensis, Orkester Nord, direction Martin Wählberg. Salle des Croisades, château de Versailles, le 27 mai.
Un double Cd de cet opéra est sorti sous le label “Château de Versailles Spectacles”