Meslay 2025 (I): chronique des monstres sacrés (avec Schumann)
Meslay, 61 e édition. Ce lieu étrange perdu dans la Touraine, enclos comme un monastère qu’il n’est pas: une grange… mais comme on ne conçoit plus guère les granges aujourd’hui. Trois soirées dans la lumière rase du soir, et dans l’ordre d’entrée en scène Nelson Goerner, Nikolaï Lugansky, Jean-Frédéric Neuburger et quelques moments magiques…
La grange de Meslay, soir d’été © Valentine Chauvin
Doit-on revenir sur l’histoire? Svialoslav Richter, tout juste autorisé à sortir de son U.R.S.S. (à condition qu’il y rentrât), jouant sans doute à Tours, tombant sur cette grange abandonnée au milieu des blés (ou des maïs) et décidant d’y fonder un festival et d’y inviter (s’appelant Richter, ce n’était pas trop difficile) les plus grands musiciens du monde. Avec une préférence bien sûr pour les pianistes. 60 ans plus tard ce sont toujours les plus grands qui viennent, (sur) veillés par Richter lui-même -sous forme d’un étrange vitrail aux non-couleurs d’un Soulages verrier.
Petit monument de 60 mètres de long et 25 de large dont on peine à croire qu’il contient 1000 places. 5 nefs: les cathédrales en ont le plus souvent trois à l’exception de Bourges, au même nombre que Meslay, n’y voyons aucun lien sinon de s’y sentir en ces temps-là dans le vrai centre de France. Mais à Meslay c’est le bois, c’est cette forêt de bois de chêne dont on pourrait -on devrait- détailler les perspectives fuyantes et diverses, comme on le fait -allons plus près- dans la cathédrale de Tours (admirables vitraux), sinon qu’on n’y songe pas, pressé que l’on est de gagner sa place et de regarder d’où viendra l’esprit, ce tabernacle sombre aux 88 touches.
NELSON GOERNER, le poète de la Croix du Sud.
Dans tout ce que l’Argentine a apporté au piano, les Argerich, Barenboim, Gelber, on ajoute désormais, et depuis quelques temps, Goerner, ce très grand petit homme, fluet, et dont le visage s’illumine d’un sourire heureux quand le public l’acclame. J’avais souvenir de ces Brahms, Debussy, Chopin. C’en étaient d’autres ce soir-là.
Beethoven, la “28e sonate”. Celle qu’on présente trop souvent comme le portail de l’immense “Hammerklavier” et du cycle des “Trois dernières (30, 31, 32)” Mais la voici qui existe en soi, à qui Goerner donne une autonomie, une poésie, une élégance… dont Schubert, l’immense admirateur de Beethoven, saura s’inspirer. La progression du chant, une sorte de marche à travers la mélodie et… oui, cette volonté de Beethoven d’aller vers une sorte de quintessence -toujours la gravité mais une épure nouvelle. Dans le deuxième mouvement, “Vivace alla marcia”, on est dans l’affirmation, pas dans l’énergie, ou plus exactement contenue.
Nelson Goerner, le poète de la Croix du Sud © Valentine Chauvin
Mais peut-être est-ce Goerner lui-même. Qui est un homme de poésie. Chaque accord du mouvement lent participe d’un grand projet dont il est un maillon nécessaire, relié à ce qui est arrivé et à ce qui va venir, dans une forme de poésie étoilée qui regarde vers le haut. Avant le final, une fugue qui est constamment remise en selle (quelle clarté de jeu, quelle lisibilité des phrases!) et qui se termine donc en ouvrant à l’énorme 29e…
Qu’on n’entendra pas. En tout cas pas ce soir. Place à Schumann, au “Carnaval”. Et là déception de ma part. De la brutalité dans le préambule (ces introductions schumaniennes qui sont toujours si délicates, dans des rythmes fluctuants dont il faut trouver la clef), des forte souvent brutaux, pas du tout “goernériens”, comme si l’oeuvre lui échappait trop souvent, qu’il ne savait parfaitement donner à ces 21 instants d’humeur, joyeuse à priori (“scènes mignonnes sur quatre notes” les notait un Schumann de 24 ans) mais déjà Eusebius et Florestan, parfois -souvent- au détour d’une phrase, l’unité difficile qu’elle requiert et qui passerait d’abord par une unité de son, de conduite de la phrase; même si l’on retrouve Goerner dans la délicatesse mélancolique du “Pierrot”, dans tel instant tendre au rythme de berceuse ou de valse lente. Mais soudain cassé par un passage rapide et qui ne respire pas, malgré une fin triomphante, peut-être… parce que c’est enfin fini.
(Je dois avouer d’ailleurs que j’étais un peu seul dans ma déception, à la hauteur sans doute de ce que j’avais entendu dans Beethoven)
Nonobstant ses difficultés techniques, et sans nier du tout la grandeur du compositeur, les Rachmaninov sont d’une humeur plus facile à trouver. Le cycle des “10 préludes” opus 23 ne pose aucun problème à la virtuosité de Goerner, on note bien quelques brutalités dans les deux plus célèbres -le 2 et le 5- mais la complexité de l’écriture du Russe est toujours magnifiquement mis en scène, ou plutôt en espace. Comme disait quelqu’un: “On entend tout”, ce qui signifiait” On comprend tout”
Et, dans la série “un pianiste s’amuse”, une de ces paraphrases invraisemblables, celle-ci sur “Le beau Danube bleu” d’un certain Adolf Schulz-Evler, Polonais, qui multiplie les pirouettes pyrotechniques. C’est Johann Strauss revu par Picasso, avec des valseuses la tête en bas, une volonté délibérée de dissonances -qui ne va tout de même pas jusqu’à la noirceur de “La Valse” ravélienne- et bien entendu Goerner y est comme un poisson dans une salle de bal (à condition que le poisson reste dans son aquarium)
Le petit homme salue, souriant. C’était la soirée la plus terriblement chaude du week-end. Cela comptait sans doute.
NIKOLAÏ LUGANSKY, le Russe qu’on aime.
Nikolaï Lugansky, le Russe qu’on aime © Gérard Proust FMT
Beethoven-Schumann. Cela commence comme Goerner. Mais avec la “17e sonate”, la fameuse “Tempête”. Il me semble l’y avoir déjà entendu. Mais stupeur: cette introduction parcourue de si lourds silences, ces notes suspendues qui nous font tendre l’oreille -et penser même à un parti-pris trop surligné. Mais non: fulgurant démarrage du thème où si, comme toujours chez Lugansky, chaque note est pensée, pesée, un Beethoven qui est une force qui avance, le pianiste le transforme très vite en une course à l’abîme où, peut-être, il nous parle de nous, de lui-même -et, comme on a non ses doigts mais son visage devant nous, on est frappé de constater qu’il ne regarde que rarement le clavier mais vers les poutres, vers un ailleurs, le ciel ou soi-même, introspectivement, écoutant ce qu’il joue et si cela correspond aux sentiments profonds qu’il veut y mettre. A nous de décrypter, de deviner ou non ce qu’il ne peut dire.
Ainsi, et même si l’on s’est trompé complètement à y voir autre chose -ah! ce mouvement lent A LA RECHERCHE DU SON INTERIEUR!- cela restera une des plus fulgurantes et des plus belles “Tempête” qu’on ait entendue. avec ce 3e mouvement à la mélodie tournoyante et si belle qui ménage des ombres et des lassitudes inédites, d’une tristesse pudique qui vous serre le coeur.
Un Lugansky qui laisse percevoir ses fêlures, ses doutes et qui, jouant Schumann -lui, à notre connaissance, n’est pas un de ses familiers- choisit une oeuvre qu’on entend moins, le “Carnaval de Vienne”. Pas du tout la structure du “Carnaval” entendu la veille mais comme une grande sonate: deux mouvements lents -une romance plus silencieuse, un Intermezzo liquide où, en grandes vagues romantiques semble couler le Danube- et trois mouvements plus rapides, dans la joie un peu bruyante d’un carnaval, justement, avec un pianiste qui sait où il va, met l’ombre là où il faut, s’abandonne (même si c’est une oeuvre qu’il a déjà jouée) à des respirations, des peines furtives, comme pour relier ce Schumann-là au Beethoven qu’il vient de jouer.
Le Liszt d’après l’entr’acte ne lui pose aucun problème. Ce “Saint François de Paule marchant sur les flots” est du grand Liszt virtuose où le saint ne marche pas sur l’eau mais semble la piétiner en pleine tempête et, bien sûr, en triomphe. On veut bien que le sujet en soit religieux -de l’époque même où Liszt prend les ordres- mais c’est tout de même la virtuosité et l’écrasante volonté d’un homme à dompter les éléments qui sont mises en scène, et par un Lugansky aussi fulgurant que le saint..
Il dompte aussi trois transcriptions de Wagner, l’une de “La Walkyrie” par un contemporain belge du compositeur, Louis Brassin, l’autre de “Parsifal”, passée dans les mains de Felix Mottl (qui orchestra la “Bourrée fantasque” de Chabrier) puis de Zoltan Kocsis et enfin de Lugansky lui-même. La troisième est la fameuse “Mort d’Isolde” transcrite par Liszt. Où Lugansky atteint des sommets d”émotion. Et de beauté pure.
Puis 3 “bis” de Rachmaninov. C’est comme si Lugansky avait enfilé ses pantoufles, devant un bon feu, avec la neige dehors.
Un 14 juin.
Jean-Frédéric Neuburger, la tête et le coeur © Gérard Proust FMT
JEAN-FREDERIC NEUBURGER , la tête et le coeur. Et, bien sûr, les doigts.
Le Français, sûrement pas une star (il n’aimerait guère, sans doute) mais un des plus respectés par ses confrères. Et là aussi un programme fracassant, on l’on retrouvait Schumann. Pourtant, nous a-t-on assuré, les trois ne s’étaient pas donné le mot.
Mais d’abord la “Chaconne” de Bach transcrite par Brahms. Est-ce du Bach? Est-ce du Brahms? Chacun y verra qui il veut à sa porte, de Johann Sebastian ou de Johannes seul. Rappelons les fondamentaux: la “Chaconne” de la “2e Partita” pour violon, une des pages les plus étonnantes de Bach qui, pourtant, en a laissé quelques-unes. La chaconne, c’était une danse lente à l’époque de Bach, et assez longue, de sorte qu’on la dansait à la fin des ballets ou des opéras. Cette chaconne-là, monumentale, fait largement son quart d’heure et même un peu plus. Brahms, admiratif, en fait une transcription et, comme pour ses “Variations” (Haendel, Paganini) respecte à la lettre l’oeuvre de Bach. Sauf que…
Sauf que Brahms, on ne sait pourquoi -certains parlent d’une blessure de la main droite de Clara Schumann, à qui il la destinait- l’écrit pour la main gauche seule. Une sorte de préfiguration du “Concerto pour la main gauche” de Ravel et, je l’avoue -était-ce Neuburger?- j’y ai pensé. Car le piano brahmsien y met quelque chose d’écrasant, de dramatique, qu’évidemment un violon, aux autres qualités, ne peut y trouver. Neuburger le joue… à la française, avec cette clarté, cette limpidité qu’on pourrait dire à la Louis XIV (ou Louis XV), ce détachement aussi. Mais tout le poids nécessaire, d’un piano romantique. Bach? Brahms…?
Schumann, rebelote (et même rerebelote): les “Kreisleriana” Genèse intéressante. Kreisler, personnage de fiction d’Hoffmann, l’écrivain des “Contes” (et d’Offenbach!) qui est le fil rouge de ces huit pièces et Kreisler, c’est Schumann, même si les pièces sont dédiées à Chopin et qu’elles ont été composées et inspirées par Clara. En 1838 Schumann a 28 ans et fait le forcing pour épouser sa belle. L’intitulé nous indique bien l’Eusebius (méditatif) et le Florestan (impulsif), les deux faces de Schumann: sur les huit parties deux mouvements “Extrêmement agité” et “Très agité” et deux autres “Très lent” et “Très lent”
Mais malgré des moments si poétiques et parfois un peu mélancoliques ce n’est pas une oeuvre triste. On y respire la nature, les cors de chasse, l’espoir amoureux, l’agitation des corps, l’énergie de la passion, tout ce que vit un homme encore jeune et qui construit son destin. Malgré une introduction un peu emportée Neuburger trouve les tons justes, immédiatement, la mélancolie, la douceur, justement dosées, le romantisme, la virtuosité, qui ne débordent jamais. Neuburger, on le sait, est une tête. Le “lâcher-prise” rêveur dans Schumann, ce n’est pas son genre. Mais c’est très beau.
Et dans la redoutable “Sonate” de Liszt, on a eu un peu peur, avec deux dérapages initiaux. Mais voilà un pianiste qui a la tête froide, et se relance à l’assaut de ce monstre pianistique, plus virtuose, plus véloce encore, faisant gronder l’instrument, à l’assaut de cet Everest sublime et fou, qu’il faut, autre difficulté redoutable, construire. Neuburger le fait en mettant en scène les phrases les plus virtuoses, comme s’il les sortait de l’enfer (on pense forcément à l’autre sonate encore plus folle, la “Dante”), même si c’est un peu au détriment des passages plus calmes où Neuburger ne s’attarde pas, simples transitions avant la reprise de l’ascension. Triomphe, bien sûr.
Et en premier bis la perplexité du public: quel est ce musicien qu’on ne reconnaît absolument pas? Plaisanterie musicale et pince-sans-rire: Neuburger lui-même. Qui nous cloue ensuite avec le final du “Tombeau de Couperin”, année Ravel oblige.
Magistral.
Nelson Goerner, piano: Beethoven (Sonate n° 28). Schumann (Carnaval opus 9). Rachmaninov (10 préludes opus 23). Johann Strauss fils / Schulz-Evler (Arabesques de concert sur des thèmes du Beau Danube Bleu) Grange de Meslay (37) le 13 juin.
Nikolaï Lugansky, piano: Beethoven (Sonate n° 17 “La Tempête”). Schumann (Carnaval de Vienne opus 26). Liszt (Saint François de Paule marchant sur les flots) Wagner (transcriptions de La Walkyrie, Parsifal et Tristan et Isolde (La mort d’Isolde par Liszt) Grange de Meslay le 14 juin.
Jean-Frédéric Neuburger, piano: Bach/ Brahms (Chaconne de la Partita pour violon n° 2, transcription pour la main gauche). Schumann (Kreisleriana opus 16) Liszt (Sonate en si mineur) Grange de Meslay le 15 juin.