Meslay 2025 (II): chronique des (futurs?) monstres sacrés

En-dehors des soirées il y a des après-midi, voire des matinées, à Meslay. Truisme, je vous l’accorde. Entendez-moi cependant: musicaux, bien sûr. Mais pas forcément pianistiques. La musique de chambre y a ses droits. Mais quand c’est du piano seul… mamma mia comme disait l’autre!


Sophia Liu. 16 ans © Gérard Proust FMT



Il fallait voir cette toute jeune fille aux traits asiatiques, anonymement entourée de ses parents dans l’indifférence des voyageurs pressés de la gare de Tours. Et elle n’est justement pas du genre à se mettre au piano dans la moindre gare pour enregistrer une vidéo arrangée, avec des spectateurs faisant “waouh!” quand on leur ordonne, devant des parents à la fierté de coq (ou de poule) Pourtant le monde de la critique et les mélomanes le savent déjà: Sophia Liu, 17 ans aux vendanges tardives, sera, on en est sûr, une des très grandes vedettes de demain.

(Et déjà un peu d’aujourd’hui, enfonçant une Buniatishvili ou un Lang Lang)

(De (très mauvaises) langues murmurent que ce ne sera pas si difficile)

Mais chronologiquons (néologisme qui me plaît assez)

On s’assied. Il fait un peu moite. Il est 18 heures ce samedi, trop tôt pour l’apéritif et trop tard pour le goûter. L’idéal c’est donc Mozart. Avec un quatuor de jeunes femmes qui ont emprunté leur nom (Fidelio) à Beethoven. Citons-les: les violonistes Camille Fonteneau et Marie-Astrid Hulot (en parfaite sororité elles échangeront leur rôle de première violon), l’altiste Léa Hennino, la violoncelliste Maria Andrea Mendoza Bastidas. Des 23 quatuors de Wolfgang elles ont choisi le 19, le fameux “Les dissonances”

Le quatuor Fidelio © Gérard Proust FMT

Cela part bien: cette introduction presque fantomatique, puis cette élégance de l’allegro où Mozart refoule une larme -pas plus d’une, la pudeur du garçon oblige, quoiqu’on ne soit pas loin dans les Köchel du 20e, du 21e concertos. Il y a une belle unité de ces jeunes femmes, une belle écoute mutuelle. Est-ce suffisant? Pas tout à fait pour donner toutes ses dimensions à ce Mozart-là qui manque un peu de poids (une violoncelliste un peu en retrait), de chair, de violence. La poésie est là, la tendresse s’invite. La douleur, la tension, qui, forcément, sont nécessaires dans ce quatuor, manquent quand même.

Ce sera plus simple (mais quand même!) dans le “Quintette avec clarinette”, un des derniers chefs-d’oeuvre “heureux” même si le son même de la clarinette y impose une poignante mélancolie. Mozart construit un dialogue entre le quatuor d’un côté, la clarinette de l’autre et cette opposition dessine de belles couleurs d’automne, aidée par le jeu souple, élégant, charmeur, de Lilian Lefebvre qu’on avait découvert à Nantes cette année dans un beau programme tchèque (chronique du 3 février) Bien sûr Lefebvre approfondira cette oeuvre qui, dans le Larghetto, manque aussi de densité -curieux passage, d’ailleurs, où la clarinette s’absente, où les cordes (re)deviennent un vrai quatuor. Dans les deux derniers mouvements passent encore (mais évanescentes) les “ombres heureuses” chères à Gluck.

Lilian Lefebvre et la violoncelliste Maria Andrea Mendoza Bastidas © Gérard Proust FMT

Le dimanche -mais on était encore sous le charme de Sophia Liu- on allait entendre un duo russe, le violon d’Aytem Pritchine et le piano de Maxime Emelyanichev. Programme intelligent: Brahms, Clara et Robert. Disons-le: on a été un peu déçu par Aylem Pritchine, pourtant premier prix du concours Long-Thibaud il y a 10 ans (comme quoi ça ne veut rien dire) au son pas toujours très audible et aux coups d’archet manquant de charme. La “2e sonate” de Brahms n’est pas la meilleure des trois -mais un Brahms “en-deça”, c’est quand même “au-delà” de beaucoup- et Pritchine ne lui donne pas toute sa dimension. Il n’est guère aidé par un Emelyanichev qui joue trop fort, martèle parfois son clavier -mais il semble que cela dépendait aussi de l’endroit où j’étais placé dans l’équilibre du son. Il n’empêche: je suis toujours gêné quand, dans un duo violon-piano ou violoncelle-piano l’instrument à cordes semble s’effacer devant son partenaire (même quand il s’agit de Yuja Wang avec Gautier Capuçon car Gautier, en gentil camarade, laisse toujours passer la porte aux dames en premier). Ce n’est en effet pas l’esprit de la musique de chambre, quand bien même la partie de piano serait complexe, ce qui arrive souvent vu le nombre de compositeurs par ailleurs virtuoses du clavier.

Les trois “Romances” de Clara (spoiler: je me transforme en affreux macho!) sont un peu là parce que “honneur aux dames” Mais elles sont exactement ce que propose le titre: des romances, ce qui déjà à l’époque traduisait une forme de mièvrerie destinée aux jeunes filles. Ces romances-là, bien écrites, ne sont pas mièvres. Elles manquent simplement de toute personnalité.

Aylen Pritchine et Maxime Emelyanichev © Gérard Proust FMT

D’autant que suit la “2e sonate” de Robert et là Pritchine est obligé de s’investir. On sent chez Schumann poindre les déséquilibres de la fin, dans ce mouvement initial intense mais beaucoup trop long (la suite est bien mieux construite) La puissance du piano (ce rythme de cavaliers en forêt sonnant du cor si typique de l’écriture de Schumann) impose au violon de sortir du bois même si parfois le son de Pritchine s’efface, on ne sait pourquoi. C’est presque finalement le “bis” inattendu (la “2e sonate pour alto et piano” de Brahms) qui trouve le violoniste à son meilleur, poétique, élégant, profond.

Adolescente. Je pensais, en la regardant accrochée à son téléphone portable dans la gare de Tours, à ma rencontre d’il y a quelques années avec Alexandre Malofeev, le blond jeune prodige russe qui s’en était allé ensuite dans les rues de Paris, sac à dos… dans le dos comme tout adolescent qui se sait en retard pour le premier cours de l’après-midi. Maturité qui stupéfie, mais une maturité qui, peut-être (Liu, née à Shangaï, vit aujourd’hui à Montréal, parle français sans qu’on ait eu le temps d’engager une vraie conversation), se limite à son art, à leur art, car ils ont encore tant à apprendre, ces tout jeunes musiciens, et, on l’espère (même si la pression des concerts, de ces tours du monde incessants puisque le monde ne se limite plus à un ou deux continents mais à tous, ne leur laisse que peu de temps), dans d’autres domaines, d’autres arts qui peuvent entrer en résonance avec celui qu’ils ont choisi.

Sophia Liu reprenait des oeuvres qu’elle avait déjà jouées à Nantes à la “Folle journée” (chronique du 2 février): ces deux derniers “Impromptus” de Schubert (opus 142 n° 3 et 4), le 3 en forme de “Thème et Variations” mené avec une incroyable fluidité, le 4 qui demande peut-être une maturité que Liu n’a pas encore… mais qu’elle compense avec une intelligence stupéfiante en accentuant une virtuosité qui en fait une course à l’abîme. Deux Chopin, l’ “Andante spianato et Grande Polonaise brillante” et les “Variations sur “La ci darem la mano” du “Don Giovanni” de Mozart (d’un compositeur qui avait son âge) l’un magnifiquement conduit… et construit, l’autre spectaculaire, comme sans doute le souhaitait Chopin qui les avait écrites, ces variations, pour montrer ce qu’il savait faire. Et cela lui réussit puisque Schumann, les entendant, prononça à cette occasion la phrase célèbre: “Attention, messieurs, un génie”

Sophia Liu © Gérard Proust FMT

Liu a encore creusé le son, la conduite du son, avec quelque chose d’irisé (ah! ces notes perlées d’une infinie délicatesse) et en même temps la structure de la phrase musicale, d’une confondante intelligence -voir la manière dont l’ “Andante spianato” résonne avec une désarmante profondeur. La jeune fille a rajouté le peu connu “Rondo à la Mazur” (Chopin a 16 ans) où elle trouve immédiatement ce rythme si curieux (à contretemps) de la mazurka qui échappe même souvent à de plus âgés.

Le début du récital était déjà un régal: “Casse-Noisette” dans la belle transcription de Pletnev. Chaque morceau a ses couleurs, les notes piquées de la “Danse de la fée Dragée”, l’irrésistible “Tarentelle”, le “Trépak”, la “Danse chinoise”, tout est subtil, léger, soyeux, fluide. Jusqu’à ce grand “Final” si magistralement orchestré qu’on croit l’entendre, lui, l’orchestre, sous les dix doigts devenus implacables de la jeune fille, eux qui s’étaient montrés jusque là si délicats.

On aurait cependant rêvé de “tester” Sophia Liu dans un tout autre répertoire. Debussy. “Des pas dans la neige”. Elle y mettra forcément les siens tant son chemin à elle va être long.

Lilian Lefebvre (clarinette) et le Quatuor Fidelio: Mozart (Quatuor à cordes n° 19 “Les dissonances”; Quintette avec clarinette) Grange de Meslay (37), le 14 juin.

Aylen Pritchine (violon) et Maxime Emelyanichev (piano): Brahms (Sonate n° 2). Clara Schumann (3 Romances opus 22). Schumann (Sonate n° 2) Grange de Meslay le 15 juin.

Sophia Liu, piano: Tchaïkovsky/ Pletnev (Casse-Noisette). Schubert (Impromptus opus 142 n° 3 et 4). Chopin (Rondo à la Mazur opus 5; Andante spianato et Grande Polonaise brillante opus 22; Variations sur le “La ci darem la mano” du “Don Giovanni” de Mozart opus 2) Grange de Meslay le 15 juin.

Le festival de Meslay se prolonge hors les murs… au Grand Théâtre de Tours (37000) pour un concert vendredi soir 20 juin et deux dimanche après-midi 22 juin autour des musiques de la Renaissance, avec en particulier François Lazarevitch et son ensemble des “Musiciens de Saint-Julien”

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Meslay 2025 (I): chronique des monstres sacrés (avec Schumann)