Au théâtre des Champs-Elysées deux Rossini divinement endiablés!
“Semiramide” le premier jour, “L’Italienne à Alger” le second. Dix ans les séparent. En version de concert (le meilleur moyen de bien entendre la musique!) avec le concours dans les deux cas d’une mezzo “star”, Karine Deshayes dans le drame, Marie-Nicole Lemieux dans la comédie. Les deux publics (qui n’étaient peut-être qu’un) firent un triomphe à l’une et à l’autre, à leurs partenaires et, au-delà, au génial Italien.
(Les photos de cet article illustrent seulement la soirée de “L’Italienne à Alger”)
Marie-Nicole Lemieux (Isabella) dans ses oeuvres. De dos le chef Julien Chauvin © Cyprien Tollet
Rossini, cela commence avec les ouvertures. Des bijoux, que j’écoutais adolescent déjà -ces deux-là entre autres- car, pour les lycéens désargentés que nous étions s’offraient parfois des merveilles: ainsi de ce microsillon-catalogue de la marque américaine CBS qui, marketing oblige, était vendu à tout petit prix. Mais c’était Rossini et 5 ouvertures, ces deux-là et “Le barbier de Séville” bien sûr, mais aussi “La pie voleuse” et “L’échelle de soie”. Dirigées par Bernstein et son New York Philharmonic!
Avec la verve, l’énergie, les couleurs que vous pouvez deviner et qui font de ces bijoux rossiniens un style en soi, où, si les ouvertures de comédie ne peuvent être que de comédie, on pourrait croire aussi de comédie les ouvertures de drame. Ainsi, à un jour près, l’ouverture de “Semiramide” sonnait comme celle de “L’Italienne à Alger”, avec cette verve, ces couleurs, cette petite harmonie exquise (flûte ou hautbois), ces alanguissements, ces sursauts, ces accélérations aussi, regorgeant de thèmes qu’on n’entend d’ailleurs pas forcément ainsipar la suite (ils sous-tendent des airs mais vraiment déformés), quand on les entend, de sorte que, dans leur autonomie, Rossini a vraiment inventé un genre -jusqu’au moment où, dans son dernier opéra, “Guillaume Tell”, il introduit un final endiablé en forme de galop qui n’apparaît jamais dans l’oeuvre.
L’orchestre et, à droite, Nahuel DI Pierro (Mustafa), Levy Sekgapane (Lindoro), Mikhaïl Timochenko (Taddeo) © Cyprien Tollet
“L’Italienne à Alger” est d’un jeune homme de 21 ans qui révolutionnne une écriture -le brillant, le brio, des couleurs claires, une sorte de furia italienne. Elle trouvera son acmé dans “Le Barbier de Séville” quatre ans plus tard. “Semiramide” arrive en 1823. Rossini a évolué vers le drame (opera seria) mais on a tout de même un peu de mal à s’en rendre compte et le surgissement du mélodrame dans la seconde partie provoque quand même aujourd’hui quelques rires. C’est tiré de Voltaire, qui s’imaginait dramaturge, et même meilleur que Racine, ce dont ses contemporains, déjà, n’étaient nullement convaincus. La reine de Babylone, héroïne de tant d’autres opéras (Vivaldi, Paisiello, Gluck, Meyerbeer) est une de ces guerrières qui, aspirant à régner seule, avait fait tuer son mari par son amant, l’affreux Assur, pendant que leur fils disparaissait mystérieusement. On ne sait pourquoi, il s’agit maintenant de trouver un nouvel époux à la reine (qui était paisiblement restée veuve) à moins que le dieu Baal (soudain réveillé) ne l’ait ardemment demandé. Le choix de Sémiramis se porte alors sur le jeune général Arsace, brillant guerrier. Mais ciel! on découvre qu’Arsace est fils disparu. On a frôlé l’inceste, sous le regard d’Assur et du prince indien Idreno, qui s’imaginent alors roi. Arsace, accablé, veut tuer Assur mais, dans le noir obscur d’un tombeau(celui de son père), il poignarde sa mère. Ainsi monte-t-on sur le trône sans vraiment le vouloir… avant que la psychanalyse, que ne pouvait connaître Voltaire, nous parle non d’un acte manqué mais d’un acte réussi!
Mais curieusement, dans ce sombre drame, on peine au début à entendre le sérieux. Tant les airs développés par Rossini sont élégants, charmeurs, suaves parfois, entraînants. Cela tient déjà à la personnalité de la cheffe, Valentina Peleggi qui montre, durant ces trois heures de musique, “lookée” à la Laurence Equilbey, une énergie, une fougue, une attention aux chanteurs qui galvanisent l’orchestre de l’Opéra de Normandie et les chanteurs d’Accentus (ceux d’Equilbey justement)
Manon Lamaison(Elvira), Eléonore Pancrazi (Zulma) © Cyprien Tollet
Les chanteurs ne sont pas en reste. Si Natalie Perez (Azema) n’a pas grand-chose à défendre, on aime la voix de basse et la stature du grand-prêtre, le Russe Grigory Shkarupa. Encore davantage le Géorgien Giorgi Manoshvili, superbe timbre sombre en Assur, qui vole presque la vedette à sa reine dans leur duo d’explication sulfureux qui ouvre l’acte 2. Un peu plus de réserve sur Idreno, l’amoureux transi, alias Alasdair Kent. L’Américain hérite d’un rôle aux aigus impossibles (écrit sur mesure par Rossini pour l’Ecossais John Sinclair au falsetto fameux et Kent peine dans ces notes-là. Dommage car ce personnage de naïf dans un monde de brutes lui va plutôt bien)
Karine Deshayes est évidemment royale, en robe longue argentée, dans ce répertoire où elle est si à l’aise, lançant, dans ce rôle où se détachent, au milieu d’un air écrit dans le médium, des aigus vertigineux, des fusées lumineuses avec une évidence incomparable. D’autres qu’elles ont un timbre plus personnel, plus identifiable mais la facilité des vocalises, la perfection de la ligne vocale, le juste sentiment qu’elle donne à cette reine qui, pendant tout le premier acte, nous ferait presque oublier ses crimes, même si son repentir l’excuse quelque peu par la suite, sont évidemment d’une grande artiste qui rend à Rossini son rôle de précurseur de Verdi dans la puissance, la grandeur et la beauté des airs et des duos.
Marie-Nicole Lemieux (Isabella) © Cyprien Tollet
Reste Franco Fagioli. Le contre-ténor s’attaque à Arsace, rôle confié habituellement, selon une mode baroque qui courra encore à l’époque du bel canto (chez Bellini également), à une contralto. On a en mémoire dans cette oeuvre le duo mythique Joan Sutherland-Marilyn Horne. Le premier air “Eccomi alfine in Babilonia” nous laisse un peu déconcerté par ce changement de registre brutal où, au milieu d’une phrase, Fagioli passe de sa voix de tête aux (presque) graves d’un baryton. Avouons-le, on aura un peu de mal à s’y habituer et ce n’est pas faute, pour Fagioli, de s’investir dans ce personnage où l’on a tout de même du mal à voir en lui un formidable guerrier.
Interventions rapides et fulgurantes de Jérémy Florent -talent à suivre.
Le lendemain c’est l’ “Italienne à Alger”. Aussi belle soirée mais d’une autre patte. 1813: ce garçon a 21 ans et son talent déborde déjà. Avec ces fameux ensembles qui firent sa réputation où, sur un train d’enfer, chacun doit rajouter un exercice de diction italienne à son exercice vocal. Julien Chauvin et son Concert de la Loge, un peu en-dehors de leur répertoire, se débrouillent très bien sans la furia de Peleggi la veille et malgré un son global trop mat qui dessert un peu cette musique brillante mais le choeur (d’hommes surtout) de Fiat Cantus participe de cette réussite.
Julien Chauvin sans baguette © Cyprien Tollet
Mustafa, le bey d’Alger, est lassé de sa femme qu’il veut donner à son esclave (italien) Lindoro. On est à l’époque, celle de Molière, où les “barbaresques” (ainsi les appelait-on) allaient faire leur marché sur les bateaux européens s’aventurant trop loin de leurs côtes. Lindoro, lui, soupire après sa belle, Isabella, sans savoir que celle-ci, à sa recherche, vient d’être capturée par les troupes de Mustafa. Et justement Mustafa, lui, rêve d’une belle Italienne, '“une des ces demoiselles qui mènent une foule de galants par le bout du nez” Avec l’arrivée d’Isabelle il sera évidemment servi.
Evidemment, à l’époque de Rossini, tourner en ridicule un musulman comme Mustafa ne posait aucun problème. Mais pas plus que de se moquer d’un chrétien comme “Le bourgeois gentilhomme”. En fait c’est l’attitude des hommes, leur désinvolture, leur irrespect de la femme, qui choquent, et déjà Isabella il y a deux cents ans. Ce n’est évidemment pas une question de religion.
On est un peu inquiet, dans les premières interventions de Mustafa, de cette voix qui bouge, et -certes un peu moins- dans l’air qui suit de Lindoro “Languir per una bella” d’aigus trop serrés, parfois délicats, accompagné par un cor un peu trop paisible. Mais cela ne durera pas. Cela va même s’accélérer avec l’arrivée d’Isabella (on ne l’attend pas trop longtemps) sur un “Cruda sorte” impeccable. Et c’est justement là, grâce à Marie-Nicole Lemieux, que la soirée va décoller vraiment, par sa capacité à jouer ce qu’elle chante, sans élément que son corps lui-même, un pied nu saisi à pleine… main, une moue, un rire, un geste de la tête, et qui, peu à peu, entraîne toute la troupe, l’ apaise, la booste (il faut être à la hauteur de la dame) d’autant que Rossini, plus encore que dans “Semiramide”, distribue à chacun son grand air, l’insère dans les duos, les trios, plus encore -comme le septuor de la fin du premier acte où c’est un festival d’onomatopées, tac tac, din din etc. Folie furieuse.
Alejandro Balinas Vieites (Haly) © Cyprien Tollet
Ainsi ce vieux routier qu’est l’Argentin Nahuel Di Pierro compose un Mustafa naïf et joyeux qui ne fait pas peur, ainsi le Lindoro joliment en voix du jeune Sud-Africain Levy Sekgapane se déboutonne de plus en plus (jusqu’à esquisser des pas de danse à la Dada Masilo), ainsi le Russe Mikhaïl Timochenko qu’on suit depuis l’Académie de l’Opéra, est de plus en plus impayable en Taddeo, l’amoureux sans espoir d’une Isabelle qu’il fait passer pour sa nièce. Ainsi le joli timbre du serviteur de Mustafa, Haly, se mettra (l’Espagnol Alejandro Balinas Vieites) au service des Italiens et, dans le fameux septuor, la voix ravissante de Manon Lamaison (Elvira, l’épouse délaissée) volera comme un oiseau au-dessus des voix étourdissantes des autres, avec, en servante d’Elvira, la Zulma luxueuse d’Eléonore Pancrazi.
Et bien sûr Lemieux qui s’amuse, rit, charme, distille délicieusement ses airs d’amour “Per lui che adoro” ou, dans un autre registre, “Pensa alla patria”. Selon les mêmes lois qu’on avait suivies grâce à Deshayes, ces notes hautes magnifiquement lancées au milieu du registre médium (Semiramide est annoncée comme soprano, Lemieux, comme Isabella, sont présentées comme contraltos mais le registre des tessitures était complètement différent à l’époque du bel canto où l’on écrivait d’abord pour des types de voix) et qui ont fait qu’après chaque ensemble ou chaque air (pas seulement de Lemieux) la foule du Théâtre des Champs-Elysées applaudissait frénétiquement…
Les saluts. Le triomphe © Cyprien Tollet
Chauvin nous annonça à la fin que Marie-Nicole Lemieux fêtait ces jours-ci (elle n’est pas la seule, j’y reviendrai) ses 25 ans de carrière. L’occasion de s’adresser à nous avec cet accent canadien qu’elle ne peut nier quand elle parle, avec une gentillesse, une sincérité, un bonheur d’être là, qui faisaient chaud au coeur. Avant d’embrasser (ou après avoir, peu importe) chacun de ses camarades-partenaires, en bonne copine sincère, avec un dernier baiser pour nous.
Merci madame. Et revenez vite pour nous ravir encore une fois (ou plusieurs. Plutôt ça)
“Semiramide” de Rossini. Karine Deshayes, Franco Fagioli, Giorgi Manoshvili, Alasdair Kent, Natalie Pérez, Grigory Shkarupa, Jérémy Florent. Choeur Accentus. Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen, direction Valentina Peleggi. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 17 juin.
“L’Italienne à Alger” de Rossini. Marie-Nicole Lemieux, Levy Sekgapane, Nahuel Di Pierro, Mikhaïl Timochenko, Alejandro Balinas Vieites, Eléonore Pancrazi, Manon Lamaison. Choeur Fiat Cantus. Le Concert de la Loge, direction Julien Chauvin. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 18 juin.