Dvorak est enfant de Bohème (selon Jonas Vitaud)
Jonas Vitaud © Jean-Baptiste Millot
Bel été?
Je vous ai, il est vrai, un peu abandonnés durant ce mois d’août. J’avais, chez lui, à me consacrer à Satie, Erik, dont le centenaire de la mort n’est peut-être pas célébré comme il se devrait, sauf en sa bonne ville d’Honfleur qu’il quitta à peine adulte mais qui tient désormais à honorer son grand homme, avec des documents inédits d’une intéressante exposition au musée Eugène-Boudin. Les “Maisons Satie”, proches, en forme de musée cocasse et amoureux, content tendrement (avec la voix du grand Michael Lonsdale) la vie d’un homme secret, vie double, étrangement partagé qu’il fut entre cette petite pièce sordide d’Arcueil, banlieue modeste, et la fréquentation des plus grands, peintres, écrivains, musiciens, mécènes -la princesse de Polignac, le comte de Beaumont.
Sa tombe au cimetière d’Arcueil est d’une simplicité anonyme, dans l’allée de la Menthe (les allées de ce grand cimetière ont toutes des noms de plantes ou de fleurs), auprès de la famille Crochet que ce grand ami de Debussy qu’était Satie eût volontiers rebaptisée en “famille de Monsieur Croche”. La maison où il logeait si modestement existe toujours, grand condominium jaune d’oeuf (Satie adorait les oeufs coque qu’il exigeait de faire cuire 4 minutes, est-ce en hommage? J’en doute) avec, sur la façade, gravée dans la terre cuite brune, une citation de Cocteau qui mérite aujourd’hui un décryptage: “Satie est un ange (bien déguisé), un ange d’Arcueil se cachant”. Référence donc à un temps où la commune s’appelait “Arcueil-Cachan”, la partie “Cachan” ayant été séparée d’Arcueil en 1921 pour devenir commune autonome à son tour. Il en reste “Arcueil-Cachan”, la station du RER B que l’on appelait autrefois “la ligne de Sceaux”
Satie aimait-il Dvorak? On ne sait guère les goûts musicaux de l’auteur des “Gnossiennes” sinon, au pinacle, Bach et Chopin, ce qui n’est guère original. Moyen pour moi de rebondir après ce très long prélude -mais vous êtes habitués. “Dvorak. Vers un monde nouveau” s’intitule ce Cd de Jonas Vitaud, en référence évidemment à la “Symphonie du Nouveau Monde”, un jeu de mots (ah! ah! ah!) digne du Cocteau d’Arcueil-Cachan.
Jonas Vitaud © Jean-Baptiste Millot
Mais redevenons sérieux: on sait gré à Jonas Vitaud de consacrer un Cd bien plein à un des compositeurs (de mon point de vue, et je le partage. D’ailleurs avec beaucoup plus de mélomanes qu’on le croit) qui triompherait au “celui qui n’est pas reconnu à sa juste valeur” En particulier du côté du piano -car, suivant son maître à penser, son modèle, Brahms, Dvorak a écrit dans tous les genres, il en a même ajouté un que Brahms a ignoré, l’opéra (une dizaine dont la magnifique “Rusalka”. Les autres, paresse des programmateurs, ne sont jamais joués, ou peut-être parfois dans les pays de Bohème) Est-ce parce que ce piano ignore les formes longues, style sonate -mais que firent Chopin (la plupart du temps) ou Debussy? Et, paradoxalement, le “Concerto pour piano” est jugé par ses détracteurs… trop long.
Jonas Vitaud, on ne sait si c’est un bonne idée ou une moins bonne, a choisi de piocher dans quatre recueils différents qu’on n’entendra donc pas en entier, est-ce pour permettre un panorama des climats dvorakiens, qui pourtant se reconnaissent à différents degrés de maturité (ne pas se fier aux numéros d’opus)? Le Cd s’ouvre par la seule oeuvre complète, la très belle “Suite opus 98” en cinq mouvements, une sorte de mini-sonate de quasi 20 minutes. Son numéro d’opus nous dit bien qu’elle fut composée lors du fameux séjour aux Etats-Unis (Dvorak directeur du Conservatoire de New-York de 1892 à 1895) où, cependant, les racines tchèques n’étaient pas tout à fait absentes, le compositeur, en cette époque d’immigration européenne massive, ayant fréquenté les communautés bohème et morave du pays qui gardaient la nostalgie musicale des régions quittées. Les deux premiers mouvements -le “Moderato” initial d’une veine brahmsienne, le second tout de contraste- sourdent de la nostalgie de la campagne tchèque. Mais le troisième est un rythme de cake-walk, cette danse popularisée par les Noirs d’Amérique. Et si le quatrième est plein d’une nostalgie poétique, le final est étonnant dans sa démonstration qu’une mélodie de Bohème peut s’infléchir en une autre mélodie qui rappelle étonnamment l’inspiration “indienne” du mouvement lent de la “Symphonie du Nouveau Monde”
Jonas Vitaud © Jean-Baptiste Millot
Le choix de Vitaud dans les cycles suivants lui appartient. Il est vrai que l’opus 8 des “Silhouettes” est trompeur. Ce pourrait être le pendant des “Bagatelles” de Beethoven. Pièces courtes, où Dvorak reprend d’anciennes esquisses toujours empreintes de thèmes populaires, qui auraient, nous dit-on, comme modèles le “Carnaval” de Schumann et ses changements d’humeurs (moins présents chez Dvorak)
Les deux “Mazurkas” du cycle de l’opus 56 font inévitablement penser à Chopin, dans leur conception même. Mais pourquoi s’en étonner? De la Bohème à la Pologne il n’y a qu’un pas; et à l’époque l’empire austro-hongrois commandait à l’une et par partie à l’autre. Elles sont d’ailleurs jouées lentement par Vitaud, trop lentement, de sorte qu’on a du mal à reconnaître (si on a Chopin en mémoire) leur caractère de danse au rythme irrégulier (les attaques ne sont pas assez sensibles, sauf à la fin de la seconde)
C’est d’ailleurs le reproche que l’on fera à Vitaud: le choix de ce piano, le fameux à 102 touches de Stephen Paulello qui avait bien réussi à l’intégrale Fauré de Lucas Debargue. Il sonne un peu comme un piano ancien, légèrement brumeux, convenant à la douceur de plusieurs pièces. En revanche il manque de rebond, de nerf, d’éclat et dans les rythmes et contre-rythmes si typiques de ces musiques d’Europe Centrale Vitaud a du mal, du même coup, à trouver la souplesse, le délié qui convient, par exemple, à la “8e Humoresque” qui, dans sa nostalgie russe, l’oblige à alourdir son jeu au risque du tapage.
Ces “Humoresques” -en gros de la même époque que la “Suite” mais Dvorak les composa pendant l’été de 1894 où il était retourné en vacances au pays-, Vitaud en a choisi trois sur les huit, la première des trois (la “Numéro 4” ) qu’on pourrait trouver inutilement folklorique, quant à la “Numéro 7”, si fameuse, sous les doigts de Vitaud elle retrouve sa douloureuse mélancolie, trop souvent galvaudée par des violons exagérément tziganes. Et l’on sait gré au pianiste de l’avoir inclus dans son programme sans lui réserver un sort particulier.
Jonas Vitaud © Jean-Baptiste Millot
On avait eu un peu peur par ce terme de “miniatures” qu’utilise Vitaud dans sa présentation du projet. Qualifie-t-on -j’y reviens- les “Préludes” de Debussy de “miniatures”? Sans parler de Satie, de certains Bartok? C’est un peu comme ces titres de Schubert qui pourraient dévaloriser certaines de ces compositions. Il vaut mieux de l’ambition, proclamer “Grande sonate” ce qui n’en est pas.
On ne reprochera pas à Vitaud de n’avoir choisi que trois “Impressions poétiques” de ce cycle, l’opus 85, qui dure une grande heure -peut-être Vitaud, ou quelqu’un d’autre, nous l’offrira-t-il un jour en entier. Passé le premier thème si beau, si nostalgique, d’ “En cheminant dans la nuit”, Vitaud précipite trop la partie rapide qui suit, sans doute parce que le piano ne répond pas comme il le voudrait. Le “Badinage” qui suit (pas si badin) est au contraire très exact dans son humeur fantasque. Quant au “Vieux château” il est exactement la description d’une demeure oubliée parmi les ronces de la forêt et qui revit sous un regard humain. Il rappelle aussi -je ne l’ai pas souligné- le mélodiste qu’était Dvorak même si, comme tous les compositeurs de ces écoles nationales du XIXe siècle (Russie, Hongrie, Pologne, Espagne, Norvège, etc), on ne sait trop ce qui a été réellement entendu par eux ou ce qu’ils ont imaginé.
De toute façon ce Cd s’impose par le simple fait qu’enfin un pianiste non-tchèque s’intéresse à la musique de Dvorak qui le mérite si profondément. Il est loin le temps des Radoslav Kvapil, des Ivan Moravec, ou même des Rudolf Firkusny, lui-même plus passionné par Janacek. Peut-on aujourd’hui citer un jeune pianiste tchèque qui relèverait le défi de jouer les oeuvres de son pays?
Peut-on d’ailleurs citer un jeune pianiste tchèque?
Dvorak: “Vers un monde nouveau”: Suite opus 98. Pièces pour piano extraites des cycles “Silhouettes opus 8”, “Mazurkas opus 56”, “Impressions poétiques opus 85”, “Humoresques opus 101”. Jonas Vitaud, piano. Un Cd Mirare.