5e lettre de La Roque-d’Anthéron au pianiste inconnu
Avec la participation de Ravel, Ravel, Ravel et Ravel.
Bertrand Chamayou © Valentine Chauvin
Cher,
pour cette dernière lettre je ne vais pas commencer par le concert du soir mais par celui, baroque, de l’abbaye de Silvacane: exemple même de ce vers quoi devraient se diriger les musiciens, cette pédagogie toute simple et ludique qui nous permet d’être éclairé, avant l’écoute, par quelques éléments pour mieux la comprendre.
On devait entendre, de Rameau (un autre Ra-), l’intégrale des 5 livres des “Pièces de clavecin en concert”. Pièces en concert, expression typique du baroque mais dont on ne sait jamais ce qu’elle signifie. Eh! bien voilà: nous le saurons, nous l’avons su. Grâce au maître d’oeuvre, l’excellent chef de l’ensemble “Les Surprises”, Louis-Noël Bestion de Camboulas, ici réduit au rôle simple de claveciniste, entouré d’un violoniste, Gabriel Grosbard, et de la co-fondatrice de l’ensemble, la violiste Juliette Guignard.
Et Camboulas nous explique que Rameau a créé, dans ces oeuvres de 1741, un genre musical. Réfléchissez: clavecin, violon et viole de gambe. Transcrivez: le clavecin deviendra piano, le violon restera violon, la viole laissera place (il existait déjà) au violoncelle. Et voici le trio des trois instruments-rois, piano, violon, violoncelle que, seulement quelques années plus tard, illustrera un Haydn, et même Mozart; et Beethoven puis Schubert avant tant d’autres. Changement considérable d’époque, le clavecin, la viole, désormais réduit à un temps, un siècle, et quittant la scène sauf, pour le clavecin, en quelques retours, souvent des “à la manière de”
Gabriel Brosbard, L.N. Bestion de Camboulas, Juliette Guignard © Pierre Morales
Camboulas fait mieux: ces “5 concerts” sont composés de trois ou quatre morceaux dont il nous explique les titres; ainsi du “5e concert”: la Forqueray, la Cupis, la Marais. Cupis était une danseuse célèbre, Forqueray et Marais deux maîtres de la viole. Marais, ange et Forqueray démon. Ainsi, dans d’autres concerts, du Vézinet (près de Saint-Germain, où le comte de Noailles organisait de grandes fêtes), de la Laborde ou de la Boucon (deux jeunes élèves douées de Rameau), de la Rameau (un autoportrait en homme à la tête sur les épaules), de La Lapoplinière (un fameux mécène qui aidait les orchestres du temps) Et cela nous met, à l’écoute de ces “Caractères” à la La Bruyère mais en musique, dans un état joyeux à imaginer les personnages, comme si leurs portraits disparus se recréaient devant nous. Et peu importe que Gabriel Grosbard soit moins parfait que Josef Zak dans “L’offrande musicale” l’autre jour (son un peu agressif parfois), l’ensemble est homogène, cela se termine sur des “Tambourins”, danse endiablée où le violon est cette fois à fond, le clavecin aussi, brillant et rapide.
Les mêmes © Pierre Morales
Nous préparant à l’autre “Ra-”, Ravel. Dans un parc de Florans plein à craquer, qui nous laisse entendre qu’à l’instar de Lang Lang ou Buniatishvili (mais bien meilleur qu’eux) ou d’un Alexandre Tharaud, Bertrand Chamayou, avec sa discrétion, est en train de devenir une star. Certes Ravel en est une aussi. Deux heures avant, dans ce nouvel espace formidable sous les grands séquoias (avec cette lumière sublime et transparente de fin de journée soutenue par des guirlandes de petits lumignons) où l’on boit, l’on peut manger, et de tout, où l’on se rencontre, s’embrasse, où l’on est heureux, déjà), une vraie excitation comme il n’y en a pas tous les soirs -et pourtant tous les soirs il y a la douceur de l’attente- poignait des conversations, des regards, de cette liberté de la nature, même le long de l’immense pelouse où les cigales et le mistral s’étaient tus.
Et Chamayou devait enchaîner les deux concertos. Il le fit. Avec un immense talent, bien sûr, mais surtout une intense liberté où l’on sent chez un artiste une maîtrise, non seulement de son art mais aussi du style qu’il va imprimer à un compositeur qu’il aime infiniment (et l’on n’aime pas infiniment, quand on est pianiste, tous ceux qu’il faut savoir jouer) et où, à chaque fois qu’il le joue, il va mettre quelque chose d’autre, découvrir quelque chose d’autre, essayer quelque chose d’autre. Bien servi par l’orchestre de Nice et l’écoute du chef, Lionel Bringuier (et je te répéterai que ce n’est évidemment pas le meilleur orchestre du monde), on entendait des détails… rarement entendus comme cela, des inflexions, des accélérations, quelque chose qui inscrivait Ravel (dans le 1er et le denrier mouvement) dans un amour et une compréhension de cette nouvelle musique, le jazz, dont on avait rarement perçu à ce point, grâce aux doigts de Chamayou, l’influence dans ce concerto.
La fameuse conque et le public © Valentine Chauvin
Je ne sais si tu les joues ainsi. Ravel composa l’un en miroir de l’autre. Mais pour moi, de cette époque de 20 ans qui sépare les deux cataclysmes européens, le “années folles” d’abord, le “années sombres” ensuite, j’ai toujours trouvé que le “Concerto en sol” était un adieu aux premières et que le “Main gauche” était une préfiguration des secondes, et surtout de leur conclusion. L’équivalent du “Métropolis” de Fritz Lang, avec cette mélodie centrale si grinçante, sorte de marche militaire de marionnettes mais les marionnettes s’animent, ricanent, se transforment en quelques-uns de ces monstres dont le cinéma américain est si friand avant que tout retombe, comme si le suaire du spectre se vidait sous la baguette d’un magicien mais il y aura encore ces deux hurlements qui achèvent l’oeuvre -et tout disparaît.
Bertrand Chamayou © Valentine Chauvin
Il était fascinant de voir Chamayou (technique transcendentale) chercher son équilibre en tenant le piano de la main droite, au bord parfois du tabouret, ce qui, à quelques très rares moments, pouvait le rendre moins à l’aise. Et je reprocherai aussi à l’orchestre (mais c’est ma manière de comprendre cette oeuvre sublime) de ne pas pousser jusqu’à l’abîme la noirceur de cette oeuvre qui est aussi, pour Ravel, une des dernières arrachées à son génie avant que cette si étrange maladie ne mette un rideau opaque sur sa capacité à créer. En “bis” Chamayou jouera les “Jeux d’eau” avec une limpidité et une beauté de son irréprochables -mais j’y préférais, là aussi, deux jours avant, la mélancolie à la pointe sèche, plus lente et plus rêveuse, de Grosvenor.
Le “Boléro”, donné par l’orchestre, permettra de faire le point sur les qualités de l’orchestre, avec un Lionel Bringuier qui construit peu à peu son crescendo comme une force qui va. Certains pupitres brilleront (les cuivres et les cors), d’autres moins (les bois ce soir-là pas très à l’aise). Triomphe cependant, sur la lancée du pianiste qu’ils avaient su accompagner.
Je suis parti le lendemain matin quand la fontaine s’est mise en marche. Le festival dure encore jusqu’au 17 août. Le ciel était limpide et les platanes au garde-à-vous.
Sans doute irai-je t’écouter cet hiver, à Ushuaïa ou Kuala Lumpur. D’ici là, que Ravel et Debussy soient avec toi.
Rameau: Pièces de clavecin en concert. Louis-Noël Bestion de Camboulas, clavecin, Juliette Guignard, viole de gambe, Gabriel Grosbard, violon. Abbaye de Silvacane le 30 juillet.
Ravel: Concerto pour piano en sol. Concerto pour piano pour la main gauche. Jeux d’eau pour piano (en bis). Boléro. Bertrand Chamayou, piano. Orchestre philharmonique de Nice, direction Lionel Bringuier. Parc de Florans le 30 juillet.
Lionel Bringuier © Valentine Chauvin