4e lettre de La Roque-d’Anthéron au pianiste inconnu
Rondeau (trop) allegrissimo et Bruce Liu coté russe
Bruce Liu, les musiciens, le chef Lionel Bringuier © Pierre Morales
Cher,
c’était évidemment fait exprès. Le lendemain de piano moussorgskien par l’ami Grosvenor, c’était le tour de l’habillage ravélien. On se plaint parfois que la mariée soit trop belle et pour moi ce fut le cas. Peut-être, dans une interprétation sublissime, me laisserais-je aller complètement. L’interprétation du Philharmonique de Nice n’était pas sublissime, elle était méritante. Convenant à un vaste public qui avait applaudi à tout rompre la première partie et faisait de même pour la seconde. Parfois l’on regarde le public autour de soi en serrant les dents et en se disant: “Pourtant il me semblait bien que ces voisins-là avaient de l’oreille”
Bref tu auras compris que j’ai été moins qu’à moitié séduit, d’autant moins après le choc “grosvenorien” de la veille (voir ma “3e lettre” que tu as dû apprendre par coeur -ou avec le coeur) J’ai essayé de saisir hier ce qui avait poussé Ravel à se livrer à ce travail. Mais il met dans son orchestration un luxe, une profusion dont je ne suis pas sûr qu’elle soit exactement ce que Moussorgsky aurait souhaité. Ni Rimsky-Korsakov ni Chostakovitch qui se livrèrent, tu le sais, à un “embellissement” du “Boris Godounov” ou de “Khovantchina” n’auraient été d’accord, même si leur travail à eux était tout autant perfectible. En fait, seul Moussorgsky pouvait faire du Moussorgsky.
Peut-être aussi Ravel céda-t-il à la demande du chef Koussevitzky (patron, alors, de l’orchestre symphonique de Boston) en souvenir de sa réorchestration, quelque dix ans plus tôt, de certains morceaux de “Khovantchina” à la demande de Diaghilev qui n’était pas seulement le directeur des Ballets Russes mais aussi un défenseur de la musique de son pays. Bref, l’écrin somptueux offert par Ravel satisfit Koussevitzky et tant de grands chefs jusqu’à nos jours qui purent ainsi, depuis Stokowski et Toscanini, montrer ce qu’ils savaient faire résonner en matière de somptuosité sonore.
Bruce Liu au salut et les musiciens de l’orchestre de Nice © Pierre Morales
Mais justement. Tous ces cuivres, tous ces morceaux brillants, tous ces éclats soutenus par les cordes (sèches, les cordes du Philharmonique de Nice), ces vents qui portent haut l’étendard du “pouet pouet” (très bons, les vents, parfois bons, les cuivres, il est vrai encore plus sollicités), je l’avoue, m’ont fatigué. Et le chef, Lionel Bringuier, c’est bien normal, poussait, lui, dans le sens du vent (le vrai, le mistral qui, depuis la veille, s’était rendormi), c’est-à-dire, de l’éclat, du grandiose (cette sorcière, la Baba Yaya, sur ses pattes de poule, qui avait l’allure sonore d’un vélociraptor), avec cette “grande porte de Kiev” si spectaculairement brillante (et aussi bruyante) qu’on avait l’impression d’un Kremlin démultiplié dans les rêves (cauchemardesques pour nous) de Poutine.
A cause de la demande unanime et enthousiaste de “bis”, on passa la grande porte de Kiev une seconde fois.
Il est vrai que j’avais déjà été désarçonné -et, disons-en plus, décontenancé, agaçé, énervé- par la proposition du pianiste Bruce Liu qui marchait auparavant sur les traces d’Alexandre Kantorow en proposant le “2e concerto pour piano” de Tchaïkovsky, celui qui permit au jeune Français de triompher au concours du même nom à Moscou. Bruce Liu, si j’en juge par son concert de l’automne au Théâtre des Champs-Elysées (voir ma chronique du 17 décembre 2024), développe, et c’est son droit, un “trip musique russe” qui le conduisait de nouveau à ce concert d’hier (et comme il le murmurait drôlement en évoquant le prochain, à Londres je crois, “encore le 1er de Chopin”)
Bruce Liu © Pierre Morales
Oui mais… je n’ai pas attendu Kantorow pour préférer, et de loin, le “2e concerto” du Russe à son spectaculaire “1er” si fameux, bien plus “occidental” dans son brillant et sa pompe (l’introduction ressemble à une sonnerie pour le réveil des soldats de Catherine II), quoiqu’il renferme cependant lui aussi bien des mélodies russes. Le “2”, en revanche, répond vraiment à cette phrase prononcée par Tchaïkovsky quand on lui reprochait de regarder vers l’Europe de l’ouest: “Je suis russe, russe, russe jusqu’à la moelle des os” Et ce concerto est un concentré de ces mélodies magnifiques, sentimentales et sombres (de cette société russe qui pleurait facilement, par exemple au bouleversant “Eugene Oneguine”) où, dans la neige ou sous le vent caressant les blés murs, passe une télègue amenant à l’hôpital une jeune fille phtisique couronnée de pampre et qui y mourra sur des oreillers blancs, veillée par un pieux (et barbu) serviteur en larmes…
Mais de cette oeuvre magnifique (et dont Rachmaninov saura se souvenir), que fait Bruce Liu? Peu, même en terme de doigts où ce garçon se laisse prendre au piège de sa propre virtuosité. Imagine ce début, le premier thème lancé par l’orchestre, intense mélodie que le chef, Lionel Bringuier, malgré des musiciens assez rêches, dirige dans un juste rythme. Et voici que Liu, c’est l’entrée du piano, le reprend à toute vitesse de sorte qu’on ne le reconnaît plus. Cela s’appelle “bouler”, c’est un reproche qu’on fait aux pianistes débutants quand ils sont fiers d’agiter leurs doigts dans tous les sens; et les amateurs, même doués, le font aussi parfois pour épater les copains.
Jean Rondeau © Pierre Morales
Attendait-on cela d’un Bruce Liu? Hélas! A chaque fois que la mélodie méritait d’être chantée, gorgée de tendresse ou d’émotion, concentré d’âme slave -et que Bringuier y mettait les accents- on héritait au piano d’une reprise dérythmée, sans rapport avec l’écriture même de Tchaïkovsky qui, malgré le risque de sombrer dans le sentimental, faisait confiance à la compréhension intime des interprêtes pour éviter ce piège. Liu, lui, versait dans le travers inverse, ne mettre rien de russe, d’élégiaque, d’exagérément tendre, de maladroitement dansant (le thème d’entrée du final, une de ces danses de villageois où l’on s’agite un peu lourdement), continuant d’accélérer (le troisième petit thème du final) ce qui devait être ralenti pour en exhaler la poésie fragile.
Et quand on avait vu, deux jours plus tôt, Malofeev si attentif, quand il ne jouait pas, à l’orchestre et à sa cheffe, que dire de son indifférence -apparente sans doute- dans le si étrange mouvement lent où, brusquement, Tchäïkovsky fait du pianiste l’auditeur muet d’un duo du premier violon et du premier violoncelle, comme le double concerto pour les deux instruments qu’il n’aura pas écrit et que Brahms écrira plus tard? Liu,le visage fermé pendant ce duo fragile des musiciens niçois, attendant de reprendre la main, dans ce qui fut tout de même le meilleur mouvement de l’ensemble-impossible , dans cet “Andante non troppo”, de précipiter les choses.
Evidemment, comme ce concerto est mal connu, le pianiste fut acclamé, on ne fit attention ni aux imperfections techniques (étranges de la part de ce brillant garçon) ni à son manque de compréhension de l’oeuvre. J’en étais tout navré mais cela fait partie de la vie d’un mélomane -être déçu au moment où on s’y attend le moins, de la part de quelqu’un dont on attendait… tellement plus.
Jean Rondeau vu de près © Pierre Morales
C’était -en moindre- ce qui m’avait gêné dans le concert baroque de Silvacane, avec un garçon tout autant ovationné, Jean Rondeau. Exceptionnel claveciniste, tignasse et barbe foisonnantes, qu’on verrait plutôt en bûcheron que sur cet instrument dont il est probable qu’une grande partie de la jeunesse férue de rap ignore totalement l’existence. La virtuosité, la musicalité de Rondeau sont ébouriffantes. Mais j’ai été déconcerté par un récital où tout s’enchaînait sans respiration, dans un silence absolu, cette “Suite en la” de Louis Couperin (l’oncle), celle de Rameau qui suivait, les trois morceaux du neveu (François) et la si virtuose “Marche des Scythes” de Pancrace Royer (musicien du déjà XVIIIe siècle que Christophe Rousset jeune nous avait fait découvrir) Tout cela sans respirer, dans un déchaînement sonore certes superbe mais un peu asphyxiant à force, pour ceux, comme moi, qui ne sont pas si à l’aise que cela (et il y en avait forcément d’autres) dans les différents styles du baroque, au point de ne pas forcément saisir comment l’on passe de Louis à François, où commence Jean-Philippe, au point même que Pancrace pouvait se confondre avec le dernier rondeau (sans jeu de mots, c’était écrit sur le programme) de “La favorite” du neveu Couperin -le plus fameux. Nous avions devant nous un claveciniste qui jouait superbement du clavecin sans vraiment nous faire entrer, semblait-il, dans sa relation à l’instrument.
Bref, ce soir-là à Silvacane aussi, la mariée était trop belle -ou plutôt le marié était trop beau.
Sans doute irai-je t’écouter cet hiver à Lisbonne ou Tallin. D’ici là que Tchaïkovsky et Brahms soient avec toi.
Tchaïkovsky: Concerto n° 2 pour piano. Moussorgsky/ Ravel: Tableaux d’une exposition. Bruce Liu, piano. Orchestre philharmonique de Nice, direction Lionel Bringuier. Parc du château de Florans le 29 juillet.
Louis Couperin (Suite en la) François Couperin (1er Prélude de “L’art de toucher le clavecin”. “La Ténébreuse” . “La Favorite”) Rameau (Prélude/ Suite en la) Royer (Marche des Scythes) Jean Rondeau, clavecin. Abbaye de Silvacane le 29 juillet.