3e lettre de La Roque-d’Anthéron au pianiste inconnu
Grosvenor, l’ami anglais
Benjamin Grosvenor © Valentine Chauvin
Cher,
on avait un peu honte lundi soir, contrairement à la veille et au lendemain, face à une audience bien en-dessous de ce que méritait un des meilleurs pianistes de sa génération. Tant pis pour ceux qui n’étaient pas là mais quand même… cela ressemblait à du gâchis. Même si les présents acclamèrent le jeune homme comme il se devait, ce qui ramena le sourire sur son visage poupin.
Et cependant j’émettrai quelques réserves, sans doute inattendues, sur un des gros morceaux du programme, la “Fantaisie” de Schumann. Mais reprenons. Benjamin Grosvenor, 33 ans depuis peu, si anglais, surgit paisiblement en noeud papillon noir, chemise blanche, pochette rouge, très “de l’ancien temps” et cela fait du bien. Il s’assied, déploie très joliment une courte pièce de Schumann déjà, le “Blumenstuck” (Morceau fleuri) C’est charmant, tendre comme tout, plein de bonheur et de paix. Il semble que, malgré la distance (Clara joue à Paris, Robert est resté à Vienne), le couronnement de leur amour est proche, le garçon pleure de bonheur ou rit de mélancolie, avec de grands sentiments romantiques, il en ressort, par exemple, ce “Blumenstuck” que Grosvenor joue comme il le faut, avec simplicité, élégance, sans y mettre des intentions qui n’y sont pas.
© Valentine Chauvin
Un “Blumenstuck” qui est comme une introduction à ce monument schumannien si difficile qu’est la grande “Fantaisie opus 17” Antérieure de deux ou trois ans, cri d’amour tourmenté, flirtant avec la demi-heure, et d’une forme si bizarre où, vraiment, dans le premier mouvement, se succèdent les états d’âme les plus variés, les plus changeants, les plus… schumanniens, avec ces couleurs du romantisme (il suffit de lire un Musset) où à l’intérieur d’une même phrase (musicale ou littéraire) on passe sans transition de l’exaltation au désespoir.
Or il faut y mettre une structure et Grosvenor peine à le faire. Malgré la beauté du toucher, la virtuosité du garçon, digne des grands maîtres (allez voir qui l’a enregistrée, cette “Fantaisie”, vous trouverez les plus grands noms du piano), les deux premiers mouvements (le premier rhapsodique, le second plus martial, sorte d’hommage à Beethoven) sont davantage une suite de petits moments, où l’on sent Grosvenor à la recherche d’une structure qui se dérobe, et cela semble même parfois l’agacer. Mais les grands maîtres en question sont loin d’avoir eux-mêmes tous réussi l’exercice, ainsi de cette phrase d’introduction au rythme si capricieux (et qu’aucun ne joue de la même manière), Grosvenor la prenant assez lentement mais en fortissimo pour lui donner l’impatience qui convient.
Mais voilà: le dernier mouvement est un grand adagio romantique, calme et désespéré et Grosvenor retrouve le beau sentiment du “Blumenstuck”, laissant chanter Schumann à travers ses doigts, comme une grande méditation amoureuse dont on ne sait si elle basculera vers le drame ou le bonheur.
Benjamin Grosvenor © Valentine Chauvin
On était curieux du coup, après cette petite déception, d’entendre le jeune Anglais dans une oeuvre qui est plutôt connue sous les doigts des Russes, les “Tableaux d’une exposition” de Moussorgsky. Et là, miracle! Tu connais forcément l’histoire, tu les joues toi aussi peut-être: le peintre Viktor Hartmann, ami de Moussorgsky, meurt brutalement à 39 ans. Une exposition est organisée quelques mois plus tard, Moussorgsky y prête quelques toiles de son ami et imagine d’illustrer en musique 10 de ses tableaux, ponctués par une “Promenade” en fil conducteur, à chaque fois d’une écriture un peu différente.
Les Russes, souvent, en font une oeuvre massive, spectaculaire pour les doigts (ce qu’elle est) Mais la manière dont Grosvenor, avec un instinct tout différent, s’empare de l’oeuvre avec gourmandise est magistrale. Ces tableaux dont beaucoup sont perdus (certains chercheurs passionnés en ont retrouvé quelques-uns), Grosvenor nous propose de les réimaginer en suivant la musique de Moussorgsky, sa bizarrerie, sa poésie puissante, sa tendresse et sa violence, son sens infini aussi de la mélodie. C’est comme si le jeune Anglais nous proposait à chaque fois le tableau d’un tableau, avec une justesse évocatrice admirable. Ainsi de ces “Tuileries” effleurés où l’on sent se soulever la poussière (Hartmann avait voyagé en France et en Pologne) Ainsi de ce “Bydlo” (une grande charrette) à la délicate claudication. Ainsi de ce “Marché de Limoges”, au coeur de la région, à l’époque, la plus pauvre de France, où l’on entend à travers les notes les paysannes vendant leurs oeufs, les discussions des maquignons, le grognement des porcs, ce théâtre cacophonique de tous les marchés du monde.
Solitude et concentration © Valentine Chauvin
Ainsi aussi le caquetage des poussins hors de leur coquille ou la terrible Baba Yaga, la sorcière des contes russes qui, sur ses pattes de poule, traînant sa maison après soi, hante les chemins solitaires. Et ce merveilleux dialogue des vieux juifs (dans une Russie où les pogroms n’avaient pas besoin de l’aval des autorités pour se déchaîner), le discours puissant et plein du riche Samuel Goldenberg, embourgeoisé jusqu’au gilet brodé et celui, en notes tremblantes, de Schmuyle, le petit Juif souffre-douleur, perdu, abandonné, cocufié, battu, des contes de Babel ou d’Isaac Singer, rencontre admirablement mise en scène en dialogue ou opposition par Grosvenor.
Chef-d’oeuvre moussorgskien dont on a rarement entendu aussi bien le sous-texte. Peut-être est-ce “Catacombae” (Sepulchrum romanum cum mortuis in lingua morta - Cimetière romain avec des morts d’une langue morte) qui inspire le moins Grosvenor, ayant moins inspiré Moussorgsky lui-même. Ravel se vengera en donnant à ces “Catacombae” tout leur poids orchestral.
Sous-texte, viens-je d’écrire. Et qui peut nous éclairer sur l’envie de Ravel d’orchestrer Moussorgsky. Ce “Gnomus” qui ouvre le bal, dans sa brutalité maladroite, presque boîteuse , mais qui sait courir avec un pilon, n’est-il pas le digne frère du Scarbo, le gnôme de “Gaspard de la nuit”? Et dans “Il vecchio castello”, le vieux château en ruine italien déniché par Hartmann et auquel Moussorgsky donne une lassitude et un essouflement proche de la ruine (le rythme même, paisible et tragique, de l’air des Pastoureaux dans “l’Enfant et les sortilèges”), tendons l’oreille à cette note inlassablement répétée à la main gauche par Grosvenor, qui sonne comme sa soeur du “Au gibet” ravélien, toujours dans “Gaspard de la nuit”.
Benjamin Grosvenor © Valentine Chauvin
Je n’ai pas tout noté. Ravel rendant des hommages, conscient ou inconscient à Moussorgsky. Et Moussorgsky se rendant hommage à lui-même dans le final de “La grande porte de Kiev”, où le piano devient orchestre sous les doigts clairs et fulgurants de Grosvenor, et qui est le pendant même de la scène du Couronnement dans “Boris Godounov” (cette porte même, nous disait le critique Alain Lompech, à qui Moussorgsky donne une incroyable grandeur et qui est, dans la réalité, toute riquiqui! Imprimons la légende, demandait John Ford…)
Après cette exercice magnifique Benjamin Grosvenor revenait avec, grand ravélien qu’il est (on l’avait entendu ici même dans un “Gaspard de la nuit” magistral), des “Jeux d’eau” exquis, liquides et moirés, alors que le mistral qui avait soufflé toute la journée avec une force à décorner les boeufs et les cocus, s’était tu à quelques instants du début du concert, comme pour rendre son tribut à l’artiste. Seule une cigale lançait ses premières stridulations sur les dernières notes des “Jeux d’eau” pour nous dire “Maintenant c’est mon tour”
Sans doute viendrai-je t’écouter cet hiver, à Uppsala ou Agrigente. D’ici là, que Mozart et Schumann soient avec toi.
Benjamin Grosvenor, piano: Schumann (Blumenstuck opus 19; Fantaisie opus 17). Moussorgsky (Tableaux d’une exposition) Ravel (Jeux d’eau, en bis) La Rique-d’Anthéron, parc du château de Florans le 28 juillet