2e lettre de La Roque-d’Anthéron au pianiste inconnu

Un concert impérial et le don de Bach.


Alexander Malofeev © Pierre Morales



Cher,

ce fut un beau moment hier soir et j’étais heureux que certains de mes confrères partagent mon intuition à propos de ce jeune pianiste au teint si blanc et à la blondeur neigeuse: Alexander Malofeev, Russe bien sûr mais à l’histoire déjà compliquée. 23 ans à l’automne mais qui préfigura cette vague de poupons qui semblent désormais hanter le monde du piano -Sophia Liu, Arielle Beck ou ce Vladimir Rublev de 14 ans qui jouait ici l’autre jour. Malofeev les a précédés, comme souvent en remplaçant quelqu’un d’autre dans le “Concerto” de Grieg…

Es-tu Malofeev?

Je l’avais interviewé il y a quelques années (il avait 17 ans, je crois) à la veille d’un récital d’une époustouflante virtuosité consacré évidemment à la musique russe. Il avait déjà cette intelligence du travail personnel, alors qu’il était encore entre les mains de ses professeurs. Il construisait seul, m’avait-il dit, sa conception de l’oeuvre, en s’attachant à la partition, en écoutant éventuellement les grands anciens, en suivant son instinct, et c’était seulement alors qu’il allait voir ses maîtres pour qu’ils apportent non pas un jugement mais des rectifications ou des conseils. Marque d’un esprit curieux et qui, encore jeune, on le voyait hier, fait du piano comme d’autres des jeux vidéo ou la lecture de mangas, avec un plaisir du jeu au premier sens du terme. Souvent avancé sur son siège comme s’il voulait entrer dans le piano, en être le prolongement humain: presque le début d’un film inquiétant de David Cronenberg…

Alexander Malofeev © Pierre Morales

Je devinais que le dernier concerto de Beethoven, le fameux et colossal “Empereur”, allait lui convenir. Mais il y a eu plus. Il y a eu une prise de pouvoir: une sûreté d’emblée, une attitude qui prouvait dès les premières notes -ces montées ébouriffantes de virtuosité et de bonheur de jouer- qu’il n’y avait aucune intimidation de sa part et même une insouciance devant l’enjeu. Mais aussitôt, en le voyant, attentif, écouter l’orchestre, ayant, cela se voyait, toute la partition en tête jusqu’aux relances des cordes, installant une complicité partagée avec la cheffe (excellente), Deborah Waldman (ce n’est pas si fréquent qu’il y ait ces regards de complicité du côté du pianiste qui, souvent, tu le sais, se concentre sur l’ivoire des touches), on devinait qu’on allait entendre, dans une oeuvre où, justement, les grands anciens (peut-être pas russes en premier) ont à ce point mis leur empreinte, quelque chose qui pourra s’approfondir (un Malofeev de 22 ans n’a évidemment pas encore donné tout ce qu’on attend désormais de lui) mais qui était déjà aussi personnel que conforme à l’oeuvre, à l’esprit de Beethoven, sa grandeur et sa poésie.

Peut-être est-ce moi. Mais je n’étais pas seul. Trop souvent, “Empereur” oblige, on entend un concerto massif, puissant, dans le pire des cas tapageur. Malofeev a compris, si jeune, une certaine ambiguïté de l’oeuvre (à supposer que Beethoven cultivât l’ambiguïté) et qu’il faut, à côté de cette force qui va, de ces accords puissants (et quelle puissance il y met!), de ces accélérations fulgurantes, de ces phrases solaires où le maître de Bonn donne l’impression de tutoyer l’avenir du genre (il n’y aura pas de concerto pour piano supplémentaire de sa part, comme s’il avait eu le sentiment d’y avoir tout dit, contrairement à l’océan continu des sonates), qu’il faut y mettre des zones d’ombre, de la douceur parfois, particulièrement dans le registre aigu (l’élégance de ces petites notes effleurées, de ces trilles quasi lisztiennes!), et aussi (surtout) varier la touche, construire d’impeccables diminuendos, donner tout son sens et ses nuances à cette écriture si riche pour éviter tout monolithisme -qui fait, mais c’est mon goût propre, que je préfère tellement d’habitude le si poétique “4e” ou l’admirable “3e” qui m’ont toujours semblé si pleins de contrastes.

Malofeev, Waldman et l’orchestre © Pierre Morales

Alors, certes, le mouvement lent, paisible, aurait peut-être pu avoir plus de poids poétique. Et la fougue du fameux finale débordait parfois un peu de ces doigts d’acier. Mais au final, à sa surprise, semblait-il, heureuse, un tonnerre d’applaudissements mérités (d’un public peut-être surpris lui aussi de la beauté de ce qu’il avait entendu) l’obligea, d’un sourire étonné, à deux “bis” que personne, ou quasi, n’identifia, russes, cela s’entendait, mais du père de cette école, Mikhaïl Glinka.

Hommage de Malofeev, évidemment, à ses racines, lui qui, pour fuir une possible incorporation dans les armées de Poutine (on devine pourquoi) est parti vivre à Berlin. Il fut un temps, dans des conflits terribles (la 1e guerre mondiale par exemple), où l’on évitait que les grands artistes fussent mis en danger, comme ce fut le cas pour Ravel. Il est vrai que la France avait déjà perdu des Pergaud, des Péguy, des Alain-Fournier, il fallait arrêter l’hémorragie des créateurs. Le discours d’aujourd’hui semblant être: “Si l’un tombe, un autre le remplacera” Comme si les artistes étaient interchangeables, ce qui est le comble de la bêtise…

Débora Waldman © Pierre Morales

Je t’ai à peine parlé de la complice nécessaire, la cheffe Débora Waldman, qui allait donner toute sa mesure dans un autre chef-d’oeuvre écrasant de l’écrasant Beethoven, la 3e symphonie, l’ “Héroïque”. On était (affreux Parisiens méprisants) un peu inquiet avant une telle écoute qui reposait sur les épaules du modeste orchestre Avignon-Provence. On sait que les orchestres français, malgré les mérites de certains, n’ont pas une immense réputation y compris sur leur sol, même s’ils font un travail nécessaire et même essentiel dans les régions. Et souvent, bien sûr, cela tient de la qualité de l’entente entre le chef et les musiciens, qui feront confiance s’ils sentent une main de fer dans un gant de velours, c’est-à-dire un projet, une exigence, une direction interprétative et aussi des encouragements. Exactement le discours que j’entendais tenir l’autre jour par Riccardo Muti, dans un pays pas toujours discipliné non plus, à propos de l’orchestre du Mai Musical florentin qui se comportait comme dans le fameux “Prova d’orchestra” (“Répétition d’orchestre”) de Fellini.

Et Débora Waldman prit les commandes. Certes, comme souvent, les cordes manquaient un peu d’assise, les tutti sonnaient un peu comme à la bataille de Wellington mais les vents étaient de qualité, le percussionniste bien présent, les musiciens d’une discipline parfaite, que l’on sentait en confiance face à une cheffe qui construisait pierre à pierre cette oeuvre de près d’une heure (la fameuse marche funèbre manquait tout de même de densité), avec des idées, de la précision, de la fermeté, de la netteté dans les attaques, dans la gestuelle, dans les transitions comme celles où, au 4e mouvement, les deux thèmes se rejoignent et s’entrecroisent, préparant cette fin quasiment victorieuse, en tout cas héroïque, où l’on avait envie (et on le fit avec le public) de crier à tous “Bravo et merci”

Josef Zak © Valentine Chauvin

Plus tôt, cher, c’était l’apéritif baroque à l’abbaye de Silvacane, ce bijou cistercien où l’espace est si nu qu’il appelle au silence… ou à Bach. Avec ce soir d’hier “L’Offrande musicale” En connais-tu l’histoire? Bach, en fin de vie (il mourra trois ans plus tard) rend visite à son fils Carl Philip Emanuel, kapellmeister à la cour de Frédéric II. Celui-ci reçoit aussitôt le père, lui présente sa collection de clavecins et quelques pianofortes, instrument nouveau, dont il possède une quinzaine d’exemplaires. Puis, par jeu, Frédéric, éminent flûtiste, propose à Bach un petit thème de sa composition: “Voudriez-vous y ajouter quelques variations?” Bach s’y essaie puis, à tête reposée, se prend davantage au jeu. Cela composera une oeuvre d’une heure que Bach offrira au souverain deux mois plus tard.

Sous diverses formes cette “Offrande musicale” nécessite cependant une flûte. La formation de ce soir, autour du chef et flûtiste François Lazarevitch, y adjoint un violon (le Tchèque installé en France Josef Zak), une viole (celle de Lucile Boulanger), un clavecin (Maude Gratton, très sollicitée dès l’ouverture) On entendra une série de canons variés, dans les formes et les combinaisons instrumentales, avant une sonate en 4 mouvements sur “il Sogetto Reale” (le thème royal) en guise de (presque) conclusion (un “Canon perpetuus” mettra un point final)

Zak, Bouanger, Gratton, Lazarevitch © Valentine Chauvin

Les interprètes sont sans reproche. Le violoniste est excellent. Maude Gratton très présente. Lucile Boulanger plus en retrait. Et Lazarevitch un peu timide, qui est crédité à la flûte et à la direction. Je suis toujours un peu gêné quand, dans un ensemble baroque, le chef semble en retrait sur certains musiciens. Cela signifie aussi qu’il n’y a pas une direction musicale ferme, construite. Chacun joue sa partie, ensemble ou séparément. Sans qu’il y ait forcément rencontre. Mais cela plait.

En bis un Carl Philip Emanuel sans grand intérêt et deux Telemann dansés fort joyeux. Puis Lazarevitch retrouve ses racines serbes avec un air mélancolique et endiablé sur le modèle de Bartok ou Enesco, partagé avec Zak, l’autre compère d’Europe Centrale. On serait méchant si l’on disait que ce fut le meilleur moment du concert. Mais cette fois Lazarevitch se lâchait et on en était bien content.

Sans doute viendrai-je t’écouter cet hiver, à Saint-Pol-de-Léon ou à Beynac-en-Périgord. D’ici là, que Beethoven et Bach soit avec toi.


Bach: L’offrande musicale. François Lazarevitch (flûte traversière et direction), Josef Zak (violon), Lucile Boulanger (viole de gambe), Maude Gratton (clavecin) A l’abbaye de Silvacane le 27 juillet.

Beethoven: Concerto pour piano n° 5 “L’Empereur”. Symphonie n° 3 “Héroïque”. Alexander Malofeev, piano. Orchestre national Avignon-Provence, direction Débora Waldman. Au parc du château de Florans le 27 juillet.















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