1e lettre de La Roque-d’Anthéron au pianiste inconnu.

Sur l’amitié selon Schubert et entre clavecinistes.

Manuel Vieillard et David Salmon en piano partagé © Pierre Morales





Cher,

j’avais abandonné le Rhône furieux et les autoroutes encombrées sous un ciel moite et déjà s’annonçait la Provence. Le vent s’était levé, un mistral exquis comme il peut l’être quand il se laisse aller à une condition de zéphyr, rendant le ciel plus bleu encore, de ce bleu net dont le Midi offre tant de nuances aux peintres -et je repensais aux cieux de Bazille, différents de ceux de Cézanne (l’homme de la région), plus clair car languedociens, Montpellier n’étant pas Marseille.

J’arrivai à temps, dans ce village où il n’y a rien, que de la musique. De ces contrées sans histoire particulière comme il en existe tant en France -en Europe- qui n’ont à offrir que le calme banal et effacé de leur quotidien. Mais cette banalité, ici, prend des couleurs, et pas seulement dues à la lumière. C’est une manière d’être, de se rendre disponible aux peintres justement (même ceux du dimanche), où l’Italie demeure un modèle, de ce goût inimitable qui fait de chaque village, là-bas, un concentré de charme, de mélange de teintes mais avec en plus ces façades parfois fatiguées qui montrent une histoire si ancienne et, au détour d’une ruelle, la merveille inattendue d’une chapelle sublime ou d’un palais ancien aux fenêtres d’ogive par miracle préservées.

Il y a cela aussi ici mais en moins grand nombre, ou plus discrètement. Tu le sais peut-être (mais comme j’ignore et ton nom et d’où tu viens, peut-être de l’autre bout du monde, à moins que tu ne sois une superposition de tant de visages connus qui finiraient par en former un seul illisible, ressemblant à la fin à une toile de Soulages), cette Provence a eu une histoire fort riche et le bon roi René d’Anjou avait sa prestigieuse cour à quelques verstes d’ici. Mais à La Roque on n’en a pas conscience. Le plus beau est peut-être ce qu’on voit des hauteurs du village, cette barrière du Luberon qui ressemble à une falaise de pierre sèche, sans la mer à ses pieds, ou plus exactement une mer possible d’oliviers. Et cependant il se dégage de ces ruelles paisibles et sans apprêt une vraie beauté, qui est la beauté du goût.

Le duo Geister le soir © Pierre Morales

Ainsi je loge sur une ravissante placette où le jet d’une fontaine me réveille doucement, à moins que ce ne soit le vent dans les platanes. Je suis dans la maison aux volets verts, et voilà ce qui a peut-être été consensuel, ou au contraire intuitif, je ne sais, entre les habitants: la maison aux volets verts est voisine de la maison aux volets bleus, face à la maison aux volets grenat, devant la maison aux volets lilas, proche de la maison aux volets gris-bleu qui jouxte la maison aux volets gris perle. Certaines sont en pierre apparente, d’autres ont un crépi ocré, ou tirant sur l’orangé pâle, sur le gris clair, sur le tilleul. Et l’on sent que cela s’est fait à l’instinct, dans une identité de sentiment où chacun a pensé au charme nécessaire à cette communauté de bâtiments, de toits, de ruelles ombreuses et de jardins clos qu’on nomme un village. Et un village, c’est là l’important, provençal.

Evidemment la modernité est arrivée et c’est parfois très bien ainsi. Dans une salle sans âme mais confortable le duo Geister a posé ses valises de l’après-midi. Comme son nom ne l’indique pas, il est composé de deux excellents pianistes français, qui se sont rencontrés au Conservatoire, jouent ensemble depuis et commencent à connaître, à en juger par l’accueil qui leur fut réservé, une réputation méritée. Ils se nomment David Salmon et Manuel Vieillard, j’ai déjà parlé d’eux. Pourquoi Geister, voulez-vous savoir? “Geister” ,en allemand (je le dis car vous êtes peut-être ouzbek ou coréen), signifie “spectre”. C’est la dernière oeuvre de Schumann sous forme de “Thèmes et Variations”, l’opus 133 (“Geistervariationen) Brahms s’en empara pour en faire une oeuvre à 4 mains, et ce fut la première pièce en commun que joua notre duo.

Il présentait en trois concerts l’essentiel de l’oeuvre pour piano à 4 mains de Schubert. Je n’ai pu assister qu’aux deux derniers. 4 mains ce n’est pas deux pianos. Je ne sais si tu goûtes cette promiscuité d’un autre, les pianistes sont souvent gens solitaires même si, sur deux pianos, ils partagent -ils partagent mais chacun chez soi. Là c’est se réduire à 44 touches chacun, ou un peu plus quand ils se croisent. Le deux pianos fut parcouru par pas mal de compositeurs. Le 4 mains par beaucoup moins (Mozart avait fugacement donné l’exemple). Et le 4 mains, c’est Schubert…

A tous les instants de sa courte vie. Car ce qui a sauvé Schubert, on le sait, de la triste ignorance de son génie par ses contemporains, c’est l’amitié partagée avec des compagnons des environs de Vienne, musiciens comme lui (sans son génie) Faire de la musique ensemble, pour lui, était donc essentiel. Ce qui explique cette production qui irrigue son oeuvre immense -le premier numéro d’ “opus” (catalogue D), composé à 13 ans, est justement une “Fantaisie à 4 mains” , genre qu’il pratiquera encore quelques mois avant sa mort avec la “Fantaisie" en fa mineur, célèbre, et que joueront Salmon et Vieillard le soir même.

La nuit tombe sur Schubert © Pierre Morales

Avec aussi ces titres (cela participe-t-il de l’oubli ou de la non-reconnaissance qui a poursuivi Schubert jusqu’à une date récente?) qui, passe-partout, donnent le sentiment de “petites choses”: “Fantaisie en fa mineur” pour une oeuvre si belle et si grave? “Divertissement à la hongroise” qui n’a rien de divertissant et qui n’a surtout de hongrois que d’avoir été conçu en Hongrie, dans un des domaines des fameux Esterhazy: oeuvre ambitieuse, étrange, avec ces zones d’ombre caractéristiques de Schubert; et partout ces moments de violence -rendus, dans le grand parc de Florans, par les Geister, avec énergie et un peu de brutalité. Mais cela traduit aussi, dans la “Fantaisie en fa mineur”, une révolte et une urgence face à la mort qui s’approche. Et que dire de cette “Sonate en si bémol majeur” entendue l’après-midi, de l’ambition des sonates “à deux mains”? Ce sera la vraie vertu des Geister de nous faire découvrir en grande partie tout un répertoire qui, vue la rareté de leur formation, nous est souvent ignoré et a, la plupart du temps, l’ambition des autres chefs-d’oeuvre.

Le paradoxe Schubert: musique d’amitié, musique de partage et cependant jamais musique de second ordre. Avec des petits bijoux comme le “Lebenstürme” si tendre ou la fameuse “Marche militaire” donnée en bis. On aimerait voir nos armées défiler le 14 juillet sur la musique de Schubert, on est prêt à parier que cela aurait une sacrée gueule.

C’était le premier parc des Geister -je veux dire le concert noble de 21 heures sous la noble conque. On entre ainsi dans la cour des Grands. Et, un peu tendus, corsetés, ils ont eu chaud au coeur devant l’accueil du public. Toi qui joues forcément Schubert, tu te souviendras forcément de circonstances parallèles où tu es devenu… ce que tu es.

Emmanuel Frankenberg et Olivier Fortin © Valentine Chauvin

Il y a près de La Roque une belle abbaye romane, Silvacane, où se donnent des concerts de musique baroque (évidemment) Alléché par les duos je suis allé entendre deux clavecinistes, Olivier Fortin et Emmanuel Frankenberg, qui ont réalisé des transcriptions pour deux clavecins. Leur talent n’est pas en cause mais l’instrument se prête beaucoup moins bien à l’infinité de nuances des pianos. Donc on a eu plutôt l’impression, en écoutant Lully, d’Anglebert ou les Forqueray, d’entendre un seul clavecin mais qui jouait fort. Evidemment les plus grands triomphaient, comme Rameau avec sa “Triomphante” ou les célébrissimes “Sauvages”. Et Couperin avec des “Musettes” -on n’était pas en Auvergne mais en Ile-de-France, à Choisy et Taverny qui, à l’époque, n’étaient que villages et verdures. En curiosité un “Air des matelots” de Marin Marais qui fleurait bon la Bretagne, le chouchen et l’âcre tabac.

Sans doute viendrais-je t’écouter cet hiver, à Tachkent ou Buenos Aires. D’ici là, que Schubert et Rameau soient avec toi.



Schubert: oeuvres pour piano à 4 mains par le duo Geister.

Oeuvres pour deux clavecins de Lully, Rameau, Couperin, les Forqueray, Marais, d’Anglebert par Olivier Fortin et Emmanuel Frankenberg.

Au Festival de La Roque-d’Anthéron le 26 juillet.

(Une remarquable intégrale du piano à 4 mains de Schubert par le duo Geister est paru il y a quelques mois chez Mirare)

























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