La société des concerts du conservatoire Rachmaninov
Un lieu discret à Paris reprend des couleurs: le conservatoire Rachmaninov, en plus de son enseignement, se lance dans une série de concerts réguliers, détectant des jeunes talents et/ou leur donnant des parrains prestigieux. Ainsi ai-je assisté l’autre jour à un récital prometteur du jeune Britannique Julian Trevelyan
Michel Dalberto accueillant Julian Trevelyan D.R.
C’est une petite maison discrète, au bord d’un quai très passant, avec la Tour Eiffel majestueuse en vis-à-vis, de l’autre côté de la Seine. Elle est dans l’ombre du musée d’Art moderne, sans doute faisait-elle son effet quand elle fut construite au début du XXe siècle (pour le chausseur Charles Jourdan) mais aujourd’hui, dans la nuit, elle semble un peu écrasée.
En 1923, il y a plus de cent ans, les exilés musiciens pour cause de révolution bolchévique voulurent préserver les glorieuses méthodes d’enseignement des conservatoires impériaux et créèrent à Paris, où vivaient désormais tant de Russes, ce lieu dont la présidence d’honneur revint au fameux pianiste. Il y avait du beau linge autour de lui, Chaliapine, Glazounov, Gretchaninov, Nikolaï Tcherepnine, Medtner. Rachmaninov a donc sa statue en pied dans le petit café juste derrière la maison, ce qui est un peu injuste pour les autres, dont quelques-uns moururent chez nous (Chaliapine ou Glazounov) alors que Rachmaninov avait, lui, immédiatement choisi l’exil vers les Etats-Unis (où on l’avait déjà contacté pour diriger plusieurs orchestres)
Julian Trevelyan D.R.
Le conservatoire Rachmaninov commença donc son existence (Rachmaninov lui-même revenant de temps en temps), d’enseignement ce qui est encore aujourd’hui son ADN. Un autre exilé y fut professeur pendant 4 ans, Sergueï Prokofiev -avant qu’il décidât de retourner en URSS, où l’attendait une vie de musicien luxueusement “sous contrôle” (et qui, pour continuer à composer ce qu’il entendait, devait se soumettre à des commandes officielles, cantates patriotiques et autres) J’avais vu il y a quelques années à Moscou dans son appartement près du Bolchoï transformé en joli musée une photo de lui, d’une royale élégance lors d’une nuit parisienne, smoking et noeud papillon blanc, si en contraste avec le vieux gilet usé (de couleur orange tout de même) qu’il portait sans doute lors des hivers glaciaux de la capitale russe.
La pérennité depuis plus de 100 ans de ce conservatoire où l’on sent un côté “datcha” très attachant est tout autant un petit miracle. Ce fut la décision de Jacques Chirac, alors maire de Paris, de racheter le lieu à la fin des années 90, puis il fallut une forte pétition pour le garder dans le patrimoine de la capitale, les édiles plus tardifs prêts à le vendre pour renflouer les caisses. Aujourd’hui le conservatoire (privé) accueille 650 élèves, d’abord autour des 3 instruments majeurs -piano, violon, violoncelle- mais aussi par exemple la flûte ou, me suis-je laissé dire (est-ce encore le cas?), la balalaïka, racines obligent. Evidemment on voit aussi à travers les fenêtres de jeunes danseuses, là encore tradition des théâtres impériaux prolongée largement jusqu’à nos jours -il faut aller à Moscou pour comprendre que le mythique Bolchoï est pour beaucoup d’abord un lieu de ballet avant d’être un opéra.
Le Bizet de Trevelyan et Dalberto (sans le son) D.R.
Horowitz, Nathan Milstein, Piatigorsky, dans les années 50, vinrent eux aussi enseigner. Mais au-delà, et pas seulement autour de la Russie, il y a désormais un programme régulier de concerts dont l’originalité est que les jeunes musiciens qui vont se produire (dans une jolie salle aux couleurs crémeuses comme on l’a vu avec Trevelyan) sont adoubés par de grands anciens, professeurs ou non. Bien sûr il y aura des jeunes Russes mais pas que, même si d’Ilan Zajtmann ce 21 novembre à Madiar Janabaev ou à la harpiste Oxana Sidiagina et à la guitariste Véra Danilina, leurs noms ne trompent pas sur leurs origines.
Julian Trevelyan, 27 ans il y a quelques jours, est Britannique (mais il vit à Paris) et très disert, comme le sont aujourd’hui beaucoup de musiciens qui n’hésitent pas à mettre en perspective les oeuvres qu’ils vont jouer. 3 très beaux Fauré pour commencer (comme les Français n’osent pas toujours le jouer), car l’on sait que les Britanniques ont défendu Fauré avant nous: superbe 1er nocturne, une Romances sans paroles d’un beau style, même la Valse-Caprice n° 1 a beaucoup de grâce…
Julian Trevelyan expliquant les oeuvres D.R.
Entre le parrain -puisqu’il y a un parrainage. C’est Michel Dalberto, qui n’est pas un grand bavard, on le sait, et qui semble nous dire: “Pas besoin d’expliquer pourquoi je soutiens Trevelyan, il suffit de l’écouter pour le comprendre” Et les deux vont jouer à 4 mains cinq des 12 Jeux d’enfants de Bizet, cette oeuvre délicieuse qui nous plonge aussi dans l’univers des jouets offerts aux enfants à la fin du XIXe siècle: Dalberto prend le bas du piano, ce qui est très courtois, laissant la mélodie, le brillant à Trevelyan; mais dans l’écriture de Bizet le passage de relais entre les deux pianistes se fait davantage que dans d’autres oeuvres…
Il fallait bien un Rachmaninov dans ce lieu: le liquide Prélude opus 32 n° 5, image d’une vallée heureuse où coule une rivière -une composition paisible, ce n’est pas si fréquent chez Rachmaninov. Puis, bizarrement, un morceau de la 7e sonate pour piano que Viktor Ullmann composa dans le camp de Theresienstadt -harmonies emportées, flirt avec le dodécaphonisme- avant d’être dirigé sur Auschwitz: un mouvement, c’est trop ou pas assez.
Le public. Pour une fois D.R.
On eût ainsi préféré toute la sonate et une oeuvre de Schumann plus courte même si la Fantaisie opus 17 révélait un musicien capable de bâtir cette immense arche à l’ouverture si difficile -Trevelyan la prend assez lentement, l’installe, plonge dans l’oeuvre en sachant qu’il faudra y mettre du souffle. Le mouvement lent manque un peu de caractère mais le pari est réussi; et Trevelyan, à l’instar de Dalberto, grand schumannien s’il en est, annonce préparer une intégrale du compositeur: belle ambitionde la part d’un jeune pianiste, auquel on fera le tout petit reproche de ne pas avoir pris la mesure du salon où il jouait, qui n’était pas la Philharmonie, et où donc la puissance du jeu ne se justifiait pas à ce point.
Mais c’est évidemment une autre difficulté, pour tant de jeunes musiciens qui commencent dans des espaces intimes, d’ y adapter leur jeu, sans forcément disposer du temps nécessaire.
Récital Julian Trevelyan: Fauré (Romance sans paroles n° 3; Nocturne n° 1; Valse-Caprice n° 1) Bizet (5 Jeux d’enfants pour piano à 4 mains, avec Michel Dalberto) Rachmaninov (Prélude opus 32 n° 5) Ullmann (Variations et fugue de la 7e sonate) Schumann (Fantaisie opus 17) Julian Trevelyan, piano. Conservatoire Rachmaninov, Paris, le 14 novembre.