“Le nozze di Figaro” à Garnier: noces rouges ou mariage blanc
Reprise à l’Opéra-Garnier de ces Noces de Figaro mozartiennes, dans la mise en scène de la Britannique Netia Jones, que je n’avais pas vues il y a trois ans. Autre distribution, musique sublime, quelques belles idées: le public sort heureux!
Sabine Devieilhe (Susanna), Hanna-Elisabeth Müller (la Comtesse) © Franck Ferville / OnP
Ce fut il y a trois ans un des rares opéras dirigés par l’éphémère directeur musical, Gustavo Dudamel. Et comme on était encore en période de Covid il y avait eu beaucoup de changements de distribution. La stabilité semble de mise cette fois, sinon que pour les deux dernières tous les actuels s’en vont: serait-il compliqué pour eux de chanter un 25 décembre? Question posée et ce jour-là il y aura sans doute d’autres découvertes à faire.
La mise en scène de Netia Jones était -est encore- une vraie proposition, et qui fonctionne plutôt bien. Pour ses débuts à l’Opéra de Paris (elle n’est pour l’instant pas revenue depuis), façon théâtre dans le théâtre, elle avait imaginé “l’opéra dans l’opéra”. Evidemment aussi à une époque encore plus '“me too” que maintenant, où la revanche des femmes était d’autant plus à l’honneur. Donc Figaro coiffeur (évidemment) mais de cantatrices et de chanteurs, Suzanne habilleuse, la comtesse et le comte les vedettes, Basile en chef de chant. Chérubin, allez-vous dire? Euh!… On ne sait pas très bien: un intrus, un danseur de hip hop, un jeune entré là par hasard (pour voler les bijoux des riches?) Tout ne fonctionne pas toujours comme on le voudrait.
Gordon Bintner (Figaro) et Lea Desandre (Chérubin) © Franck Ferville / OnP
On oubliait: le comte lutine les jeunes danseuses (puisque on est plus ou moins en miroir à Garnier) et, au final, la scène s’ouvre sur le fameux grand foyer d’où sugissent les petits rats -on suppose, comme cela était courant à la fin du XIXe siècle, qu’elles venaient d’offrir leur ingénuité calculée aux vieux barbons qui y faisaient leurs emplettes de chair fraîche. Ajout supplémentaire de Netia Jones (sur la dernière image de l’oeuvre): un jeune homme revêt l’habit du comte -allusion à la Révolution Française qui allait venir peu après? On ne sait pas très bien.
Bon. A vrai dire pourquoi pas? Cela n’empêche pas de suivre l’oeuvre, de goûter les jolis costumes, d’apprécier la direction d’acteurs -car une mise en scène, c’est aussi cela, et encore plus à l’opéra: transformer des êtres qui chantent (c’est leur formation) en êtres qui jouent AUSSI, qui incarnent. Et les guider plus encore que de vrais acteurs (qu’il faut, eux, parfois retenir) dans les pièges d’un décor compliqué, riche (presque trop), qui change souvent, la longue première partie installant des loges, celle du comte, celle de la comtesse, une entrée, une sortie. Mais ensuite des portants, des costumes, comme dans un show-room, et puis vers la fin, ce décor noir où l’on joue encore les coulisses -”côté cour, côté jardin”, est-il écrit. Ou “avant-scène”, “loge 1”, “régie lumières”, c’est dans cet espace cette fois en blanc et noir (où brillent les beaux costumes conçus aussi par Netia Jones qui a fait en plus les décors et la vidéo) que se déroule la scène nocturne du quiproquo où sera confondu le comte et où Figaro, moins coupable, connaîtra quelques instants les harcèlements de la jalousie.
Les villageois fêtent les noces de Susanna et Figaro © Franck Ferville / OnP
En même temps, diront certains, c’est un peu enfoncer des portes ouvertes. Car s’il est un opéra qui réhabilite les femmes, c’est bien celui-là. Aussi parce que c’était une des obsessions de Beaumarchais, l’auteur de la pièce (qui poussera d’ailleurs encore plus loin son féminisme dans L’autre Tartuffe ou la Mère coupable, troisième volet de la Trilogie, représenté pendant la Révolution) Un élément en tout cas passionnant survient quand Jones projette la scène (coupée) du Mariage de Figaro au moment de l’étrange air de Barberine, L’ho perduta, qui la met en état de désespoir et l’on découvrira que c’est pour… une simple épingle. Le texte de Beaumarchais est beaucoup plus explicite, qui concerne cette naÏveté des femmes se donnant à des hommes qui, tous, les trahiront. Evidemment Mozart et da Ponte, le librettiste, n’ont pas voulu affronter la censure: tout cela, donc, pour une simple épingle…
Le spectacle va à cent à l’heure, c’est aussi une de ses vertus. Netia Jones ne s’attarde pas trop sur la découverte des parents de Figaro, qui a donc failli épouser sa propre mère. Mais la scène est habile, chacun des personnages de ce sextuor si virtuose s’inscrit face à nous dans un cadre de lumière. Et le changement de décor, bien moins corseté, de la seconde partie nous dit presque qu’on est sorti de la représentation et que les acteurs sont devenus les personnages, endossant pas seulement leurs habits, mais leur âme.
Sabine Devieilhe (Susanna), Hanna-Elisabeth Müller (la Comtesse), Gordon Bintner (Figaro) © Franck Ferville / OnP
Le paradoxe de tout cela étant que, de la distribution, ce sont les hommes qui se détachent. A commencer par celui qu’on n’attendait pas, ce merveilleux chanteur de lieder qu’est Christian Gerhaher qui se débrouille magnifiquement avec la langue italienne (en même temps on est chez Mozart, pas chez Rossini ou Verdi) et campe un Almaviva de bronze et de colère, puissance de la voix, incarnation éruptive, autorité parfaitement dosée. Mais aussi intelligence du texte.
Car c’est un peu le reproche qu’on fera au Figaro de Gordon Bintner. Le Canadien a une voix belle et profonde, le chant est impeccable mais prenez, par exemple, l’air Tutto è disposto où il s’est persuadé que Susanna le trompe: Bintner le chante avec une attention aux notes, jamais au texte et sa douleur, du coup, n’est jamais sensible!
Sabine Devieilhe (Susanna) en… comtesse © Franck Ferville / OnP
Très bon Basilio de Leonardo Cortellazzi et impayable Franck Leguérinel qui fait exister dix fois le jardinier opiniâtre Antonio. Côté femmes quelques réserves -à peine: amusante composition de Monica Bacelli (une sorte de Chanel agitée) en Marcellina et jolie Barberine (qui ne chante pas assez) d’ Ilanah Lobel-Torres (ex de l’Académie de l’Opéra: c’est elle qui prendra le rôle de Susanna dans les dernières représentations.
Susanna, justement, c’est Sabine Devieilhe: beaucoup de grâce dans le chant mais pas assez de projection et surtout, alors que Susanna est un peu celle qui organise tout, comme les servantes de Molière, pour servir sa patronne et la sauver, Devieilhe semble en retrait dans le jeu, sans prendre vraiment le pouvoir -qu’elle peut utiliser également contre Figaro. La comtesse d’Hanna-Elisabeth Müller est bien, son air d’entrée, le fameux Porgi amor, est un peu précautionneux et elle reste à la surface des sentiments pendant toute la première partie (on ne sent pas assez son effroi face à la colère du comte) mais le Dove sono (qui est le deuxième air qu’on attend d’elle!) a la tristesse requise…
Leonardo Cortellazzi (Basilio), Sabine Devieilhe (Susanna), Christian Gerhaher (le Comte) © Franck Ferville / OnP
Reste un Chérubin charmeur et charmant, Lea Desandre, en survêtement rouge (face à la blouse blanc crème de Susanna) et casquette à l’envers. Un Chérubin qui s’ennuie un peu, respire l’air et les parfums de ces dames, s’intéressant beaucoup plus à celles plus âgées que lui qu’aux charmantes danseuses en tutu qui passent. Et, si son Non so piu cosa son pourrait être encore plus fougueux, le Voi che sapete est parfait. A telle enseigne qu’à l’heure de la confusion des sexes, Desandre pourrait passer (de loin) pour un vrai garçon.
Un mot d’Antonello Malacorda, qui n’a évidemment pas la réputation d’un Dudamel mais qui fait résonner Mozart avec ce mélange de grâce et de tourbillon qui caractérise cette symphonie de rouge et de blanc (avec des touches de noir) si bien accordé au cadre sublime de Garnier: on se souviendra de la baguette levée de Malacorda, verticale, comme pour donner l’ordre au plafond de Chagall de ne pas démarrer en retard -car c’est évidemment le risque, à entraîner tout le monde dans la frénésie d’une “Folle journée”, d’affronter quelques décalages qui, cependant, ne gâcheront pas la fête.
Les noces de Figaro, de Wolfgang Amadeus Mozart, mise en scène de Netia Jones, direction musicale d’Antonello Malacorda. Opéra-Garnier, Paris, jusqu’au 27 décembre.