“La Walkyrie” à Bastille: le sommeil de la honte et la violence faite aux femmes
Suite, moins d’un an plus tard, de cette Tétralogie nouvelle confiée à l’Espagnol Calixto Bieito. Premier épisode, donc, de l’histoire des dieux germaniques (L’or du Rhin, chronique du 8 février dernier, étant qualifié par Wagner lui-même de '“Prologue”), plus concentré sur un petit nombre de personnages (en deux heures L’or du Rhin donnait un peu le tournis) dont Wagner étire la présence, les confrontations, tout à la volupté de son inspiration, tant musicale que métaphysique.
Wotan (Christopher Maltman) et Brünnhilde (Tamara Wilson) © Herwig Prammer / OnP
Peut-être la longueur de La Walkyrie (entre 3 heures et demie et 4 heures mais Wagner n’a jamais fait court) vient-elle de ce que son livret mêle deux histoires, qui finiront évidemment par se croiser: celle des jumeaux Siegmund et Sieglinde et celle de Brünnhilde, la Walkyrie, la fille préférée de Wotan, le dieux des dieux dans la mythologie germanique. Différence essentielle cependant pour ces enfants du même père: Brünnhilde, fille de Wotan et d’Erda, la déeese-mère de la Terre, est immortelle comme ses huit soeurs (d’où la fameuse Chevauchée DES Walkyries); Siegmund et Sieglinde, eux, sont des demi-dieux, car conçus par Wotan avec une mortelle, donc mortels eux-mêmes, comme un Hercule, comme un Achille. Mais du destin des deux jumeaux l’on va glisser vers celui de Brünnhilde, les uns et l’autre ignorant jusqu’au bout (ainsi que les huit Walkyries soeurs de Brünnhilde) qu’ils sont à demi liés par le sang. Belle énigme du livret!
La mise en scène de L’or du Rhin avait beaucoup déçu: en fond de scène un mur d’images et de câbles, l’annonce d’un monde en guerre et sur le grand plateau nu des personnages habillés de sombre s’agitant dans la confusion. Il a suffi de peu de choses à Bieito pour nous rendre l’histoire wagnérienne plus sensible: rapprocher le mur en question, nous cogner quasiment à lui et y installer les différentes scènes. Heureusement les lieux et les personnages sont bien moins nombreux dans La Walkyrie.
Siegmund (Stanislas de Barbeyrac) et Sieglinde découvrant ses plaies (Elza van den Heever) © Herwig Prammer / OnP
Bien sûr, du coup, le premier acte est assez statique, dans l’appartement bourgeois suspendu où Sieglinde attend son mari, Hunding, de retour de chasse. Mais c’est un autre homme, épuisé, qui surgit, Siegmund, à la recherche d’un refuge. Quand Hunding reviendra, c’est lui qui verra la troublante ressemblance entre les deux personnages, puis, Hunding endormi, nous assisterons en avant-scène à l’amour incestueux (rassurez-vous, pudiquement traité) du frère et de la soeur qui savent désormais qui ils sont.
On ne sortira pas de ce réseau de câbles (rouges, cette fois, les câbles) et d’images dans la confrontation de Wotan et de Fricka, de cet univers où, sans qu’on sache vraiment pourquoi, les personnages entrent avec des masques à gaz qu’ils ôtent, dans ce qu’on imagine un lieu protégé (mais si l’on veut être cohérent ce sont tout de même, pour la plupart d’entre eux, des immortels) Le plus spectaculaire étant sans doute cette sorte de grand '“You Tube” où défilent de manière presque subliminale tant d’images contemporaines ou quasi (on a reconnu Marylin Monroe par exemple) pendant la chevauchée de Walkyries qui ne chevauchent rien du tout mais s’agitent en différents lieux du mur, avec des tenues de cyborgs et des lunettes télescopiques qui fait que, quand elles vont chanter, on est incapable de les identifier. Disons que certaines sont plus affutées que d’autres, que les projections des unes sont inférieures à celles des autres et rendons-leur le mérite d’être assez cohérentes dans leurs échanges.
Wotan (Christopher Maltman) et Hunding (Günther Groissböck) © Herwig Prammer / OnP
C’est en fait dans la scène finale, la grande confrontation entre Brünnhilde et Wotan, elle tentant de fléchir son père sur le sort qu’il lui réserve pour avoir trahi sa confiance (sans y parvenir puisqu’il lui impose un sommeil dont viendra la délivrer, à sa demande suppliante, non pas un homme du tout-venant mais un héros vaillant -la suite au prochain épisode!): là le grand mur se déploie en immenses tours vides, l’espace de Bastille trouve toute sa grandeur dans l’écrasante et assez belle proposition de la décoratrice qu’on citera, Rebecca Ringst.
Pourquoi faut-il aussi que, selon une mode très agaçante, Bieito semble saupoudrer de second degré sa mise en scène? Comme si la grandeur pompeuse de la saga wagnérienne (s’amuse-t-on ainsi, par exemple, dans Game of thrones?) méritait tous ces instants de dérision: Hunding, bien entendu habillé comme un méchant militaire allemand couvert de décorations et, la trahison de Sieglinde découverte, s’acharnant sur le malheureux cadavre d’un sanglier, Wotan en colère arrachant des câbles ou, quand il comprend que Brünnhilde a enfreint ses ordres, détruisant, au comble de la fureur, un fauteuil; la même Brünnhilde arrivant sur un cheval dont la tête est fixée sur un bâton, et caressant voluptueusement sa crinière en vierge sans doute frustrée qu’elle est- on se dit alors que Brünnhilde est une pauvre débile mais elle prouvera ensuite, évidemment, que non. Il y a aussi ce chien-robot qui parcourt la scène et… fait rire (annoncé fièrement comme E-Doggy) Quant à l’agitation de Wotan dans la scène finale, qui sort d’un grand sac tous les attirails de la guerre, chaussures, masques à gaz, différents vêtements, elle sert surtout à occuper le chanteur muet pendant le soliloque de sa fille; et l’on se dit que Bieito ne s’est pas vraiment cassé la tête…
Brünnhilde et son cheval (Tamara Wilson) avec Fricka (Eve-Maud Hubeaux) © Herwig Prammer / OnP
En fait, si cette Walkyrie tient vraiment la route (et l’on doit reconnaître qu’elle a été chaleureusement applaudie par un auditoire enthousiaste, à ceci près que, contrairement à l’habitude un soir de première, l’équipe de réalisation n’est pas venue saluer: crainte des sifflets?), c’est par la vérité psychologique des personnages, leur confrontation (confrontation, à l’inverse de L’or du Rhin, souvent réduite à un tête-à-tête) la plupart du temps très bien orchestrée par Bieito (qui doit en être un peu responsable), même si la force de la musique (sublime, il faut le redire, et qui passe comme un rêve, pour encourager ceux à qui le torrent du fleuve wagnérien fait encore peur) et le talent des interprètes y sont évidemment pour beaucoup.
Le plus surprenant, le plus passionnant peut-être, étant celui qui chante la première phrase, le Français Stanislas de Barbeyrac, dont la prise de rôle sera remarquée. D’abord parce qu’il est très rare, me semble-t-il, que des chanteurs français (je ne parle pas des chanteuses, de Germaine Lubin à Régine Crespin) triomphent dans Wagner. Barbeyrac est un superbe ténor mais n’est pas un Heldentenor à l’allemande (et certains l’ont regretté) Mais justement: il apporte au personnage blessé de Siegmund une fragilité très émouvante en même temps qu’une voix parfaitement projetée, avec un mélange très remarquable de douceur et de certitude, qui fait qu’immédiatement on est avec lui, avec le couple qu’il va former sans encore le savoir avec Sieglinde; il apporte dans son chant l’émotion trop souvent absente chez d’autres chanteurs qui mettent en avant la lissité un peu fanfaronne du/ des héros (nous verrons qui sera le futur Siegfried!)
Je l’ai dit, on prend au début Brünnhilde/ Tamara Wilson pour une oie blanche. Mais la jeune Américaine va doucement installer son personnage en toutes ses facettes, tendre et soumise devant son père, froide, comme l’instrument du destin qu’elle est, face à l’ordre qui lui est donné de tuer Siegmund, puis émue par le couple au point de désobéir: belle projection, aigus faciles, ligne de chant contrôlée, malgré sa course sur le plateau et sa tenue façon MMA féminine (y a-t-il des femmes en MMA?), elle devient vraiment bouleversante dans la scène finale où elle essaie, ses soeurs l’ayant abandonnée, de fléchir son père avant d’accepter son destin.
Dans la fenêtre Siegmund (Stanislas de Barbeyrac), Hunding (Günther Groissböck), Sieglinde (Elza van den Heever) © Herwig Prammer / OnP
La Sieglinde d’Elza van den Heever a les aigus superbes du rôle, un médium moins ample et un peu de difficulté de projection dans le registre bas. Elle est néanmoins touchante, femme triste que la joie de la rencontre avec son frère et amant illumine avant d’en être réduite à souffrir- était-il nécessaire que son début de grossesse ressemble à un cauchemar? Beau Wotan de Christopher Maltman (qui remplace Iain Paterson), goguenard puis soumis face à la terrible Fricka, dur et farouche face à Brünnhilde: peut-être Maltman manque-t-il parfois de noirceur et d’autorité pour un dieu des dieux; mais, il est vrai, c’est aussi un dieu qui va perdre ses pouvoirs et Maltman, sans doute, le laisse-t-il entendre.
Le Hunding de Günther Groissböck fait bien le job. Eve-Maud Hubeaux déçoit un peu: sa Fricka est tenue, glacée, terrifiante -et Hubeau, comme dans sa récente Amnéris, sait parfaitement composer un personnage. Mais elle semble gênée par les écarts de tessiture et plus d’une fois, telle note acide, tel passage moins bien négocié, entache musicalement la composition par ailleurs remarquable de la cantatrice, dans une étonnante tenue turquoise de nonne aux cheveux blond cendré comme on imaginerait d’austères infirmières dans un hôpital de campagne (et après tout, puisque Bieito nous parle de guerre…)
Wotan (Christopher Maltman) face à Brünnhilde (par terre) et aux huit Walkyries © Herwig Prammer / OnP
On se souvient avec quelle volupté Philippe Jordan faisait sonner son orchestre de l’Opéra et en distillait les passages solistes. Bien sûr un certain nombre de musiciens encore présents en ont tiré des leçons dans la manière d’aborder Wagner. Pablo Heras-Casado joue le partie inverse. De la violence, de la puissance, de la grandeur à tous les étages, d’où la poésie, cependant, n’est pas absente, mais une poésie fougueuse, si l’on peut dire, comme si les chevaux s’étaient arrêtés un instant pour reprendre souffle, tout pressés de repartir. Du coup, pour ceux qui l’auraient oublié, la force, la richesse, la splendeur, de l’orchestre wagnérien ne peuvent échapper à quiconque. Et Heras-Casado comme l’orchestre seront justement applaudis.
Reste le sort fait aux femmes, et ce n’est pas seulement dû à Wagner: Fricka est odieuse, Brünnhilde soumise et affreusement punie, Sieglinde mal mariée et affrontant une terrible grossesse, les Walkyries sans personnalité. Il n’est pas (heureusement Bieito s’arrête assez vite dans cette tentation-là) jusqu’à certains gestes trop tendres de Wotan à l’égard de sa fille qui n’apportent entre eux une forme d’ambiguïté. Quant aux pas de danse du dieu des dieux qui referment l’ouvrage pendant que Brünnhilde entame sa lourde expiation, cela suffit à nous dire ces temps (pas si) anciens où les hommes ne se posaient même pas la question de leur pouvoir… sur les femmes.
“La Walkyrie” de Richard Wagner, mise en scène de Calixto Bieito, direction musicale de Pablo Heras-Casado, Opéra-Bastille, Paris, jusqu’au 30 novembre. Attention, horaire particulier: 18 heures 30 (et le dimanche 30 novembre à 14 heures)