La saison des Invalides: armés pour la musique

Changement d’équipe musicale à la tête des Invalides mais toujours la collaboration étroite entre le musée de l’Armée et la musique. Et pas seulement pour faire vivre les différents orchestres militaires, bien au contraire. Il est vrai aussi que certains lieux du domaine sont très propices, car chargés d’histoire, à des concerts même plus intimes. On l’a encore constaté l’autre jour…



Public dans la cour intérieure des Invalides D.R.




Je suis un fidèle depuis pas mal de temps. L’équipe musicale a changé mais la saison 2025-2026 c’est encore une quarantaine de concerts si j’ai bien compté et, comme toujours, liés aux expositions du musée de l’Armée.

Même si la première de ces expositions me paraît peut-être avoir retourné la question. Car le florilège de concerts consacrés aux femmes compositrices a pu donner l’idée de voir un peu ce qui se passait côté politique. Mais politique non pas d’aujourd’hui où les femmes ont peu à peu pris leur place (il n’est aucun poste ministériel, par exemple, qu’elles n’aient désormais occupé, il reste la présidence du Sénat et la présidence… de la République!) mais d’hier, de cet hier où, en même temps, les femmes votaient pour la première fois et contribuaient à faire élire… des femmes: 33 donc, aux législatives de 1945, certes sur 536 députés mais 33, c’est mieux que zéro.

Petit commentaire annexe: ce n’est pas pour cela que la carrière ministérielle des femmes va beaucoup progresser, dans cette IVe République qui, de ce point de vue, ressemblera furieusement à la IIIe -quelques sous-secrétaires d’Etat, oui, cela existait encore et une seule ministre, éphémère, dans un domaine qui “leur convient si bien (!)”, la Marseillaise (comme l’hymne national) Germaine Poinso-Chapuis, au portefeuille de la Santé, moins d’un an. La Ve République, sous de Gaulle et Pompidou, fut aussi nulle, il faudra donc attendre 26 ans une autre ministre, Simone Veil à… la Santé.

(De l’autre côté des Alpes, nos amis italiens feront pire: 1976, Tina Anselmi, ministre du Travail. Ah! ces Latins. Quand les Allemands avaient eu une ministre de la Santé en 1961 (battue par Poinso-Chapuis) mais les Anglais… dès 1929 - Margaret Bonfield, ministre du Travail. On a honte)

Jean-Baptiste Doulcet dans le Grand Salon D.R.

Revenons à la musique.

Où le sort des femmes compositrices en tout cas, n’est guère plus reluisant. Mais on pourra en juger sur pièces avec la quinzaine de concerts s’échelonnant jusqu’à février. Se pose cependant la question du talent. On s’en est encore rendu compte dans le récital de Jean-Baptiste Doulcet l’autre jour: curieux programme, donné sur un Fazioli un peu trop sonore dans le salon d’honneur dominé par Louis XIV -une belle copie du fameux portrait tout en pompe et majesté de Rigaud. Trois femmes étaient au programme, Mel Bonis, Cécile Chaminade et l’Anglaise Ethel Smyth -trois jours plus tard, mais je n’ai pu y être, le piano de Cécile Oneto BensaId et l’orchestre de la Garde Républicaine réunissaient Marie Jaëll, Louise Farrenc, Augusta Holmès et Clara Schumann….

Je n’ai pas été très convaincu par les 4 danses d’Ethel Smyth (2 Menuets, 2 Sarabandes) qui n’ont même pas la saveur du pastiche. Les deux pièces de Mel Bonis (on le sait, ce prénom de Mel, avec un faux air d’Amérique, est en réalité une réduction de Mélanie), La cathédrale blessée et Carillon mystique étaient plus intéressantes: on imagine que la première a été composée pendant la Grande Guerre, en hommage à Reims probablement. Il y a une douceur debussyste dans l’oeuvre (et dans le titre qui rappelle évidemment La cathédrale engloutie), moins sensible dans ce Carillon mystique qui ne carillonne pas assez. Les 4 pièces de Chaminade étaient inégales. J’ai retrouvé la puissance, la violence de la musicienne dans Au pays dévasté ou la jolie Berceuse du petit soldat blessé (deux pièces tout aussi liées sans doute à la Grande Guerre) mais Sous le masque ou Vert-galant sentent davantage leur époque: une sorte de polka d’abord, puis une manière de valse-caprice à la Fauré mais les valses-caprices de Fauré ne sont pas non plus ce qu’il a fait de mieux…

Beau travail de défrichage de Doulcet qui avait mis aussi à son programme le Carnaval de Vienne de Schumann (entendu à Beauvais il y a quelques jours, voir ma première chronique du 26 octobre) qu’il jouait pour la première fois. Piano sonore, puissant, romantique: le deuxième thème joué avec le même éclat, comme je l’avais regretté avec le jeune Victor Demarquette. Mais finalement, peut-être est-ce ainsi que Schumann le souhaitait. Ce Schumann me semblait un moyen de rajouter l’ombre d’une autre compositrice aux trois précédentes: Clara, qui créait toutes les oeuvres de son mari. Mais celle-ci, alors que papa Wieck (le père de Clara) n’avait pas donné son consentement au mariage, écrite par Robert lors d’un séjour à Vienne, ville qu’il n’aima pas mais dont il transcrivit magnifiquement l’esprit de fête (tout en gardant son écriture si personnelle -on ne peut se tromper sur l’auteur si l’on ignore de quoi il s’agit) ne fut jouée par Clara en public que bien plus tard, après même la mort de Robert.

Liszt ouvrait et fermait le bal. Enfin pas Liszt complètement -et pour justifier ces deux transcriptions il fallait se reporter aux héroïnes qu’elles mettaient en lumière. La Réminiscence de “Lucia di Lamermoor” de Donizetti sonnait avec l’emphase du grand opéra romantique et tourmenté qu’il demeure. Plus passionnante, car très originale dans son écriture étrange, en rajoutant encore dans l’exotisme trouble déjà réussi par Verdi, la Danza sacra e Duetto finale d’après Aida est sûrement une des plus belles transcriptions lizstiennes, où l’Italie égyptienne de Verdi passe par les souvenirs hongrois de Liszt et l’on croirait presque voir une danse du ventre au milieu de la puszta, entourée de lippizans excités. C’est vraiment très curieux, très particulier, et l’on a l’impression que la douce Aida se transforme en princesse maléfique.

Doulcet donnait en bis… il ne savait quoi: une de ces improvisations où il jette devant nous son imaginaire. Il était venu à Beauvais pour un programme de ce style: plus d’une heure éphémère où le public se laisse étourdir, éblouir, par l’inspiration brusque et immédiate d’un pianiste. Il se peut, dans cet exercice, que Doulcet donne des clés. Je préfère cela, d’autres, au contraire, aiment à se laisser conduire dans des champs qu’ils ignorent et que Doulcet découvre en même temps qu’eux. Ce fut le cas après Verdi-Liszt: c’était de la guerre ou de l’amour ou du drame ou du mystère ou…

Mais avec plus de dix doigts.




Donizetti-Liszt: Réminiscence de “Lucia di Lamermoor”. Smyth: Deux menuets. Deux sarabandes. Bonis: La cathédrale blessée. Carillon mystique. Chaminade: Au pays dévasté. Berceuse du petit soldat blessé. Sous le masque. Vert-galant. Schumann: Carnaval de Vienne. Verdi-Liszt: Danza sacra e Duetto finale d’après “Aida” Jean-Baptiste Doulcet, piano. Grand salon de l’hôtel des Invalides, Paris, le 3 novembre.

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