A Radio-France “L”heure espagnole”. Et la demi-heure espagnole, avant.
Des nouvelles de Radio-France, à travers un concert du “Philhar’” autour de l’Espagne, et qui devait être dirigé par un Espagnol, Pablo Heras-Casado. Il a renoncé, souffrant (on ne saura jamais que cache le degré de la souffrance des musiciens qui annulent: une griffure au doigt? Une pneumonie purulente?) Remplacé donc par un Japonais. C’est, direz-vous, loin de l’Espagne. Oui mais de toute façon c’était l’Espagne française, Debussy-Ravel. Moindre mal.
Rodion Pogossov, Isabelle Druet, le chef Kazuki Yamada, l’orchestre © Christophe Abramowitz / Radio France
Espagne fantasmée chez Debussy qui n’y a jamais mis les pieds mais d’une justesse “espagnole” considérable. On doit à Hélène Cao, qui écrit le commentaire du programme, de nous rappeler quelques citations de Debussy lui-même: “J’aime presque autant les images que la musique” Considérait-il aussi que les tableaux de l’époque, ceux, merveilleux, des impressionnistes, étaient des images? Plus que cela, bien sûr, et j’ai toujours dit que l’écoute de Debussy provoque immédiatement, plus que pour tout autre compositeur (Ravel inclus), la vision intérieure de tel Monet, de tel Caillebotte, de tel Renoir, de tel Degas.
Pour cet “Ibéria”, il faudrait se référer à Manet. Mais les tableaux espagnols de Manet sont la plupart du temps dans la sobriété sombre, historique parfois, de personnages. Or l’ “Ibéria” de Debussy serait presque, dans ses trois mouvements symbolisant le frémissement des heures, journée, nuit et matin, un hommage à la respiration du dehors. Plus longue à elle seule (20 minutes) que les deux autres “images” (ainsi se nomme le tryptique, justement), “Gigues” et “Rondes de printemps”, elle aurait dû s’écrire pour deux pianos, prolongement des deux cycles de 3 “Images” pour piano seul. Il est d’ailleurs intéressant de constater que Debussy ne se contente pas de ce titre général mais qu’à chaque fois il nous guide en donnant un titre particulier à chacune des pièces. Et il fait de même pour les pièces d’orchestre: si “Gigues” et “Rondes de printemps” sont en un seul mouvement, “Ibéria” est en trois, représentant pour chacun le moment du jour indiqué plus haut, “Par les rues et par les chemins”, la journée, “Les parfums de la nuit” qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer, non plus que “La matin d’un jour de fête” Ravel, lui, en écrivant à peu près à la même époque sa “Rapsodie espagnole” se concentrera sur la nuit seule, chaude et moite, constellée d’étoiles, où le parfum des danses survit au sommeil des rues.
Kazuki Yamada © Christophe Abramowitz / Radio France
Debussy était particulièrement fier de l’enchaînement de la nuit au matin et il est vrai que c’est, après cette entêtante promenade nocturne, sensuelle et d’une incroyable richesse sonore (Ravel sera beaucoup plus minimaliste), comme un rideau qui se déchire pour laisser place dès le lever du jour à une joie ensoleillée. Il fallait voir d’ailleurs le bonheur de ces très nombreux musiciens du Philharmonique envahissant la scène pour donner (ce sont dans tous ces petits solos qui parsèment la musique de Debussy ou de Ravel, comme, d’ailleurs celle de Berlioz, et quand je dis “solo” je pense aussi à des “solos” de pupitre, que nos orchestres brillent le plus, le fameux individualisme national y trouve dans le collectif d’un orchestre l’équilibre idéal et sans doute, déjà, Debussy comme Ravel le savaient-ils) pour donner, disais-je, à cet “Ibéria” toute son ensorcelante volupté sonore. Même si Kazuki Yamada, attentif, et c’est très bien, à la clarté des plans sonores, dirigeait trop rigidement, le doigt sur la couture de la barre de mesure, privant “Ibéria” de ce déhanché magistral où, selon Debussy, le flamenco, l’esprit gitan, la fulgurance du geste, ne sont jamais loin.
On avait entendu auparavant la “Pavane pour une infante défunte” de Ravel, oeuvre d’un homme de 27 ans qui orchestre une pièce antérieure, en hommage à cette danse en vogue au Siècle d’or (et au Portugal voisin). Qui danse cette “Pavane”, demandait-on à Ravel? Pas l’infante, puisqu’elle est morte. Ah! répondait Ravel avec gourmandise, le titre permet seulement de “faire une belle assonance” Du coup on écoute cette “Pavane” (trop corsetée là aussi par Yamada, et prise trop lentement, mais d’une belle élégance sonore) comme l’exercice d’une petite fille dans sa grande robe à la Velazquez et qui s’exerce à danser dans la salle vide d’un palais sombre. Mais voici que toute la cour entre pour l’applaudir. Et elle s’enfuit.
(Ainsi, à chacun de nous aussi, il surgit des images)
Des membres du “Philar’” en répétition © Christophe Abramowitz / Radio France
Evidemment, de la petite infante à la sensuelle Concepcion, on fait le grand écart. C’est donc “L’heure espagnole” en seconde partie, intitulée, déjà, comédie musicale. 1907 mais créée 4 ans plus tard (1907, ce sont aussi “Les demoiselles d’Avignon”, autre grande heure espagnole) Je rappelle l’histoire (linéaire): Concepcion, femme de l’horloger Torquemada, attend que son époux aille régler les horloges de la ville pour recevoir son amant, Gonzalve. Mais voici un intrus, un client, le muletier Ramiro qui veut faire réparer sa montre. Pour l’éloigner, elle lui demande de monter une horloge dans sa chambre. Gonzalve, lui, est un insupportable hableur, qui ne songe qu’à composer des vers de mirliton. Et la force musculaire de Ramiro qui porte des poids comme des fétus de paille finit par intéresser Concepcion. Un cinquième larron s’invite, le bourgeois Don Inigo Gomez.
Ravel est chez lui dans cette Espagne où Concepcion est une sorte de Carmen burlesque, selon le principe que toutes les Espagnoles brûlent de sensualité, un peu contradictoire (mais on s’en fiche, vu de Paris) avec le conservatisme des moeurs et la rigidité de la société ibérique de l’époque. Peu importe. Les vers de mirliton (de mirliton de luxe) de Franc-Nohain frappent fort (“Pardieu, déménageur, vous venez à propos” ou “Mon coeur apparaît plus mouvant que les plis d’une jupe” ou encore mon préféré: “Ses biceps/ qui dépassent tous mes concepts) et sont servis par un Ravel qui se lâche, multipliant les envolées parfois aux limites de l’atonal (je préfère tout de même de loin l’autre merveille scénique qu’est “L’enfant et les sortilèges) sur fond d’un orchestre tout aussi considérable que chez Debussy.
Autour de Valentin Thill: Druet et Yamada © Christophe Abramowitz / Radio France
On regrette quand même (heureusement que l’oeuvre est surtitrée!) qu’ au côté de Valentin Thill, suave Gonzalve, on ait choisi des chanteurs qui, malgré tous leurs efforts, n’ont pas vraiment de relation avec le français: pour un Matteo Macchioni, le Ramiro de Rodion Pogossov et l’Inigo de Piotr Micinski ne sont pas faciles à comprendre. Reste Isabelle Druet qui, évidemment, s’amuse beaucoup dans ce rôle parodique, éclaire la soirée tour à tour en grande dame, agacée, mutine, séductrice, interrogative, en déroulant dans son personnage une palette de sentiments qui aurait infiniment plu à un Ravel à l’humour bizarre dans ce qui est bien plus qu’une pochade.
Et là Yamada, en suivant ses chanteurs, transcende la volupté amusée des musiciens qui s’amusent beaucoup en en faisant juste un peu trop dans l’espagnolade requise.
Orchestre philharmonique de Radio-France, direction Kazuki Yamada: Debussy (Ibéria). Ravel (Pavane pour une infante défunte. L’heure espagnole, avec Isabelle Druet, Matteo Macchioni, Valentin Thill, Rodion Pogossov, Piotr Micinski) Auditorium de Radio-France, Paris, le 9 octobre.
(Toutes les photos, on l’aura compris, ont été effectuées lors des répétitions du concert)