Au TCE Mozart and Co par Thomas Enhco
On se damnerait pour un jeu de mots stupide. Mais est-elle si stupide? Mozart est une entreprise à lui tout seul. Tant d’oeuvres géniales et si diverses. Mais le titre du récital -est-ce aussi le mot juste?- de Thomas Enhco, “Mozart Paradox”, rend-il aussi vraiment compte de cette très jolie soirée au Théâtre des Champs-Elysées qui se termina par une “standing ovation” réservée au (encore) jeune pianiste. Dont c’était l’anniversaire!
Thomas Enhco à son piano © Maria Jarzyna
Ainsi, dans un Théâtre des Champs-Elysées fort bien rempli, était joué ce “Mozart Paradox” qui est tout autant un “Mozart et moi” comme l’indique le long commentaire du programme où Enhco raconte, simplement, sa relation à Mozart. Et il nous la fait partager, en quelques respirations parlées très intimes et d’une jolie émotion. Oh! l’idée est toute simple, encore faut-il la réaliser: 12 thèmes mozartiens (13 en fait: cela porte-t-il malheur?) et un Enhco d’abord connu comme pianiste de jazz qui “improvise” (rien n’empêche qu’il ait déjà imaginé ce qu’il allait jouer, au moins dans la structure), brillamment à vrai dire, sans doute pour nous dire, pas seulement que Mozart est son ami mais que Mozart, peut-être, se serait aujourd’hui essayé à ce style de musique.
Un peu comme Enhco, en fait. Qui a suivi, lui, le chemin inverse. Ou plus exactement qui a suivi un chemin parallèle sans abandonner le premier. Je m’explique. Et il faut d’abord revenir à ce qui est une chance mais qui peut être aussi un poids: être né dans une lignée de brillantissimes “saltimbanques”, une dynastie d’acteurs, musiciens, et encore autre chose. Père éditeur, mère chanteuse, beau-père violoniste de jazz (Didier Lockwood) frère lui aussi jazzman (David, à la trompette) Grand-père chef d’orchestre (Jean-Claude, de la tribu des Casadesus), arrière-grand-mère un temps doyenne des comédiens (Gisèle). Et divers grand-oncles, cousins, etc, musiciens sous toutes les formes (pas mal de pianistes) Ainsi le petit Thomas (Enhco, verlan de papa Cohen-Seat), après le violon, fait du piano, le Conservatoire, est happé par le jazz puis, identifié jazz, revient il y a quelques années au classique, jouant des concertos, Gershwin (normal), un Mozart (un des plus beaux, le 24e) Ravel, Bach (bien sûr) En compose un -pas mal du tout et, de mémoire, pas jazz du tout. Et écrit aussi de la musique de film. Tous les talents…
© Maria Jarzyna
On était en 2018 à la création du concerto et à son interprétation le même soir du “Concerto en sol” de Ravel. Il y avait grand-père. C’était à la Cité de la Musique. Il y avait encore grand-père l’autre soir au Théâtre des Champs-Elysées. Et les parents. Et Mozart.
12 morceaux. Puisés dans tous les genres. Qui l’ont accompagné, qu’il a redécouverts pour jouer Mozart il y a peu dans un spectacle dirigé par Laurence Equilbey. Donc ce sera “Thème et variations” Mais c’est plus subtil.
Un principe souvent suivi -mais pas toujours, c’est ce qui donne du sel à un récital, ne pas se répéter: quelques notes éclaboussant le piano, l’oreille, sans lien avec le thème à venir. Nous on ne sait pas. Ne sait pas encore. Mais on s’accroche à ces notes-là, en cherchant en-dessous, ce qu’elle dissimule. Car, aussi, on n’identifie pas tout du premier coup. Et puis le thème arrive. On a le programme en main mais c’est souvent en désordre. L’ouverture du “Don Giovanni”, oui, on reconnaît cette montée vers l’enfer (c’est la seule oeuvre de toute l’histoire de l’art où l’on monte vers l’enfer), cette mélodie simple et terrible. Il y aura ensuite les deux sonates pour piano, celle en la mineur, si mélancolique, celle en la majeur, presque autant (K.331) comme si l’une répondait à l’autre. Enhco nous expliquera ensuite, quand il abordera la méconnue et fort belle “Sonate pour violon et piano en mi mineur”: celle-ci et la “Sonate pour piano en la mineur” furent écrites à Paris, quelques jours après la mort brutale de la mère de Mozart qui l’accompagnait dans la capitale française. Combien d’oeuvres en mineur chez Mozart parmi ses plus de 600 compositions? Une poignée. Et ces deux-là, presque de deuil.
Thomas en couleurs © Julien-Benhamou
On passera ensuite par l’”Ave verum Corpus”, par le dernier mouvement de la “Petite musique de nuit” (choix intelligent!), par deux chefs-d’oeuvre de la musique religieuse, le Kyrie de la “Grande Messe en ut mineur” et surtout le Lacrimosa du “Requiem”, fort émouvants. Enhco ose aussi mélanger deux partitions sans rapport, le “Quatuor Les Dissonances” et (là aussi pour échapper un peu à l’attendu) le dernier mouvement de la “40e Symphonie”: ainsi ce moment-là devient non plus véritablement entre Mozart et lui mais de lui, jeune musicien d’un fort et beau talent et qui s’exprime comme s’exprimaient tous ces compositeurs avant lui faisant des variations sur un thème d’un de leurs prédécesseurs aussi, thème à ce point prétexte qu’il finissait parfois par disparaître -ou, comme ici, l’extoplasme de Mozart traversant le corps du jeune pianiste.
(Sauf qu’ici c’est plutôt jazz)
“Que ce soit mon anniversaire, je ne l’ai pas fait exprès. On m’a dit: “Bon, votre concert, ce sera le 29 septembre” Encore jeune pianiste (37 ans) Et cette sympathie immédiate, cette modestie, cet art de conter ses doutes, ses tâtonnements, pas par rapport à son talent même mais dans sa capacité à ne pas trahir, à servir, avec ses propres armes, un des géants parmi les géants de l’histoire musicale. Il s’y était essayé déjà avec Bach, Brahms ou Schumann. Mais peut-être est-ce un autre défi avec Mozart. Car nous, auditeurs, nous cherchons, tendus, à reconnaître l’oeuvre (il y en a tant qui nous sont familières), avec un certain soulagement quand c’est fait car, alors, nous sommes disponibles pour goûter les innombrables transformations (des transformations fidèles) qu’y apporte Enhco. Qui, très souvent, ayant bien exploré l’oeuvre et sa propre inspiration, évolue vraiment en fin de morceau vers une écriture très jazz, swingante, la nature profonde du pianiste reprenant le dessus.
A la fin le mouvement lent du “Concerto pour clarinette” qui est presque aussi un testament mozartien.
“Mozart paradox”, 12 improvisations jazz sur 13 oeuvres de Mozart. Thomas Enhco, piano. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 29 septembre.
Un Cd de ce “Mozart Paradox” est paru chez Sony Classical.
© Julien-Benhamou