Qui va piano piano va à Rungis

C’est un festival discret, qui en est déjà à sa 6e édition, dans la petite ville de Rungis, proche de Paris, connue davantage pour le fameux Marché international, en d’autres termes les Halles qui se sont délocalisées ici il y a quelque 50 ans, quittant le quartier à qui elles avaient donné son nom. Mais ce n’est pas forcément pour cela que ce festival, consacré non à deux pianos mais à deux pianistes, a trouvé assise à Rungis.


Paul Lewis, Steven Osborne et la tourneuse de pages © Nathanaël Charpentier

Mais tout simplement parce que les créateurs du festival, Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle, eux-mêmes duo de pianistes, vivent à Rungis. Rungis qui est un village, un gros bourg, une petite ville -même pas 6.000 habitants- mais évidemment désormais riche, même si un système de péréquation des collectivités locales la prive forcément d’une partie de ses revenu. Il n’empêche: il faut aussi une municipalité qui croit à la culture, à l’art, et la culture, comme l’art, c’est aussi un partage, surtout dans une ville modeste où, même de cette dimension, les gens ne trouvent (ne cherchent) plus l’occasion de se parler.

Donc, dans ce petit centre avec quelques bâtiments où l’on reconnaît l’architecture francilienne des siècles passés, se trouvent un vrai et beau théâtre, une grande ancienne, un conservatoire fraîchement inauguré (l’an dernier) Pas mal. Ajoutons que le développement du Grand Paris a rapproché Rungis par le tram ou la fameuse ligne 14, de sorte que votre serviteur n’aura plus l’excuse les années prochaines de prendre sa voiture, d’autant qu’elle me fit faux bond une partie de l’après-midi (je n’ai pu m’en prendre qu’à moi-même)

Le duo Oskar: Susanna De Secondi et Elias Opferkuch © Nathanaël Charpentier

Cela a tout de même eu une incidence: je n’ai pu découvrir les duos Aleami et Entrelacs, deux des “Duos de demain” que Berlinskaïa et Ancelle s’attachent à repérer. Car c’est un tandem encore pas assez développé, tant on imagine que les jeunes pianistes rêvent davantage d’une carrière solo, plus valorisante. Aussi bien, au départ, il s’agissait de soeurs (les Labèque, les Bijzak) ou aujourd’hui de frères (les Jussen) ou de couples -et même encore, mais plus ponctuellement, peut-on en entendre, Geniusas et madame, Ranki et Klukon, dans des rencontres complices car après tout le répertoire n’est pas si rare si l’on compte que deux pianistes, c’est deux pianos mais aussi quatre mains sur le même piano.

On a eu les deux exemples dans ces deux remarquables concerts de samedi. D’abord dans une belle grange aménagée où se succédaient le Duo Oskar et le Duo Alaimo. Petit avantage au premier, Susanna De Secondi et Elias Opferkuch, Allemands même si Susanna a un père piémontais. Les Alaimo sont, elles, deux soeurs, Fiona et Chiara, jumelles et franco-belges. Les deux duos avaient une compositrice commune et y inséraient un intrus. Mesdemoiselles Alaimo jouaient (joliment mais sans y mettre tout à fait la tension et la poésie requise) l’andante de la “Sonate K. 448” de Mozart. Curieux choix un peu frustrant car il semblait manquer quelque chose: évidemment les deux autres mouvements.

Les mêmes © Nathanaël Charpentier

Quant au duo Oskar il proposait trois “Danses hongroises” de Brahms, la 11, la 12 et la 13. Montrant dans la 11 un souffle, une grandeur, qui rapprochait le grand vent brahmsien des oeuvres à la Mère Patrie de Bartok ou Kodaly.

Mais la compositrice commune était Cécile Chaminade. Différentes pièces remarquables, un dyptique -Le matin, le soir- et une “Danse païenne” pour Oskar; “Deux pièces opus 36” et “Cortège” pour Alaimo. J’ai déjà dit combien souvent je sors déçu de cette redécouverte (nécessaire) des compositrices: une Farrenc qui rappelle Mendelssohn, une Strohl qui rappelle… je ne sais pas qui, une Clara qui ne vaut pas Robert. Mais Chaminade…

Cécile Chaminade a vécu 87 ans. Très prolifique, surtout pour le piano. Mais celle qui composait en même temps que Fauré, Debussy, Ravel, Saint-Saëns, Chausson, d’Indy, Roussel, Dukas, l’âge d’or de la musique française et au-delà -elle mourut en 1944- ne ressemble qu’à elle-même. Avec un souffle, une puissance, une grandeur remarquables. Mais elle savait aussi que la virtuosité (toutes ses oeuvres sont fort exigeantes pour les doigts) doit faire effet mais aussi sens. Ainsi de la “Danse païenne” assez frénétique sans jamais faire folklorique, héllénique, orientalisante . Ainsi du beau “Soir” où l’on imagine un doux crépuscule breton peint par Emile Denis. Ainsi d’une des “Pièces opus 36” tourbillonnante après avoir ressemblé à un Fauré joyeux et dansant. Ainsi de ce “Cortège” où l’on imagine des femmes habillées de blanc, à la grecque, presque une musique olympique. Chaminade, évidemment, est de son temps mais avec une vraie et forte personnalité (Un de mes confrères me souffle qu’elle a composé une remarquable et considérable “Sonate” pour un seul piano)

Le duo Alaimo (Fiona et Chiara) © Nathanaël Charpentier

Les Chaminade étaient à deux pianos, les Brahms à quatre mains. C’est à quatre mains que l’on passait la soirée dans la salle du Conservatoire avec un duo d’amis au programme exquis et qui nous laissait un sourire mélancolique aux lèvres: Paul Lewis et Steven Osborne. Lewis est connu des Français, même s’il joue moins chez nous qu’à une certaine époque. Osborne beaucoup moins. Ils ont une carrière solo mais se retrouvent pour de merveilleux programmes comme celui-là. Et en nous faisant honte car, comme souvent, ces Britanniques qu’ils sont sont ceux qui honorent vraiment la musique de notre pays (le même confrère rappelait que Chaminade elle-même est parfois défendue par le grand Stephen Hough)

Fauré, Debussy, Ravel, Poulenc. Et un 5e larron. Du 4 mains, avec changement de place. L’un en haut, l’autre en bas puis alternant, sur ce si petit espace pour deux qu’est un piano. Il est vrai que les génies qui ont composé le programme (je parle des compositeurs) savaient ce qu’ils faisaient pour que la complicité soit exigeante mais joyeuse. “Dolly” de Fauré, ces delicieuses 6 pièces composées par Fauré (qui était un grand séducteur) pour la petite fille de sa maîtresse (y incluant une “Kitty-Valse”) Mais cette “Berceuse” initiale, l’a-t-on jamais entendu avec cette évidence et cette poésie presque enfantine? Le reste à l’avenant avec ce feu d’artifice du “Pas espagnol” qui en devient sous leurs doigts un étrange pas hispano-anglais. Peut-être l’ont-ils répété à Gibraltar.

Paul Lewis très concentré © Nathanaël Charpentier

Le Poulenc est étonnant. Et assez inattendu. Sonate (“pour piano à 4 mains”: déjà, rareté!) aussi brève que celles de la fin, pour vents, une dizaine de minutes. Piano incroyablement percussif, déchaîné, Poulenc avait 18 ans: “Partition assez balbutiante” disait-il plus tard. Pas du tout (on est mauvais juge de soi-même) mais sous influence, à cet âge c’est normal. Accords violents, martelés, du Prokofiev. Dans le dernier mouvement, du Stravinsky. On est en 1917, “Le sacre du printemps” est passé par-là. Et au milieu c’est Poulenc; l’esprit français qui chemine le long des rivières ensoleillées..

Il y aura d’ailleurs du Stravinsky dans la seconde partie, “3 pièces faciles” mais qui ne le sont pas, bien sûr: Marche, Valse, Polka. Là, c’est l’esprit de “Pétrouchka”, des marionnettes essayant de tenir en équilibre sur leurs membres de bois. Stravinsky français? On apprend qu’il le fut, naturalisé en 1934. Combien de temps?

Evidemment nos deux Anglais y sont impeccables. Mais malgré le talent de Paul Lewis il m’a semblé y avoir plus de fantaisie, plus de folie chez Osborne. La sagesse d’un côté, l’imagination de l’autre. Et une vraie amitié pour les deux: il faut avoir confiance enson partenaire pour se partager ainsi un piano en louchant vers la partie interdite où l’on s’épanouit d’habitude.

Debussy, lui, sera joué deux fois. Claude de France le mérite, d’autant que les oeuvres ont vraiment été écrites pour le 4 mains, au début et à la fin de sa carrière. Les “6 épigraphes antiques” sont des pièces énigmatiques, que Lewis et Osborne maintiennent dans une brume aux limites du silence, et c’est ainsi, dans cette atonalité mâtinée de modes anciens (curieux mélange mais parfaitement réussi), qu’il faut tenir ces pièces, de la fin de la vie du maître (1915) qui n’aura pas assez montré vers quelle langage (parallèle à Schönberg?) il aurait évolué.

Steven Osborne. Aussi © Nathanaël Charpentier

Mais ensuite ce sera la délicieuse “Petite suite”, une des premières oeuvres, celle que je conseillerais d’écouter à ceux qui ont un peu peur de Debussy (il y en a encore) Le “En bateau” initial est un bijou, non évidemment un paquebot ou un pétrolier mais les canotiers de Caillebotte pagayant en maillot bleu et blanc dans leurs périssoires. Quant au “Menuet”, c’est le Verlaine des “Fêtes galantes”, son étrangeté si mélancolique (“Dans le grand parc solitaire et glacé / Deux formes ont tout à l’heure passé”) Et le “Ballet” final est d’une joie d’enfants lâchés au jardin peints par Bonnard, que Lewis et Osborne incarnent quelques instants.

Autres enfants, ceux de Ravel, avec cette “Ma Mère l’Oye” silencieuse et cruelle où passent la Belle et la Bête, la Belle au bois dormant, le Petit Poucet et Laideronnette, impératrice des pagodes: on est chez les conteuses du XVIIe siècle autour de Perrault, Madame d’Aulnoy, madame Leprince de Beaumont et chez Perrault lui-même. Dans une partition écrite par Ravel pour des enfants mais cependant fort difficile pour rendre sa poésie, une poésie encore énigmatique et si ravélienne avec son calme inquiétant. L’oeuvre fut créée en 1910 par deux jeunes filles, l’une, Geneviève Durony, avait 14 ans, l’autre, Jeanne Leleu, en avait 11. Et comme les Debussy il y aura ensuite une version orchestrale, mais de Ravel lui-même (celles de Debussy seront d’Ernest Ansermet et d’Henri Büsser)

En guise de bis, Steven Osborne s’excusera: “Ce n’est pas un Français, désolé, c’est Dvorak”. La “Danse slave opus 72 n° 2” Oui, cher Steven mais c’est très beau. Aussi.


Chaminade: Le matin. Le soir. Danse païenne. Brahms: Danses hongroises n° 11, 12, 13. Duo de pianos Oskar.

Chaminade: 2 pièces opus 36. Cortège. Mozart: Andante de la “Sonate pour 2 pianos K.448”. Duo de pianos Alaimo.

Fauré: Dolly. Poulenc: Sonate pour piano à 4 mains. Debussy: 6 épigraphes antiques. Petite suite. Stravinsky: 3 pièces faciles. Ravel: Ma mère l’Oye. Paul Lewis et Steven Osborne, piano à quatre mains.

En divers lieux de Rungis (94) le 4 octobre dans le cadre du 6e Piano Piano Festival du 1er au 5 octobre







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