A Roubaix les “Etoiles du piano”: surtout pas filantes!
Les 5e Etoiles du piano roubaisiennes ont rendu leur verdict: le vainqueur est le Russe Andreï Lechkine (qui étudie à Genève) suivi du Français Nicolas Bourdoncle (lui au CNSM de Paris) Lechkine a ébloui le jury avec un tonitruant 2e concerto de Saint-Saëns, dernière figure libre; quant à Bourdoncle son 2e prix fut couronné par le 2e Concerto de Chopin.
Les cinq finalistes: Andreï Lechkine, Adrian Herpe, Taewoong Yoo, Nicolas Bourdoncle, Ha Gyu Tae © Hernan Ameijeras
Un grand concours de piano! Oui: ni le Chopin de Varsovie, le Tchaïkovsky de Moscou, le Reine-Elisabeth de Bruxelles, le Van Cliburn ou le Long-Thibaud. Non, celui de Roubaix. Cela m’intriguait bigrement et d’un coup de TGV me voilà rendu dans la plus grande cité de la banlieue lilloise. Roubaix, comme Tourcoing, dans l’ombre de Lille, même si elle eut elle-même un passé industriel différent de ses voisines.
Et c’est cela son problème. Les Roubaisiens eux-mêmes n’en disconviennent pas: une des cités les plus pauvres de France, les statistiques sont là. Mais parmi les quelque 100.000 habitants il y a, me dit Delphine Dubreuil, la directrice du concours, “encore de riches familles, des mécènes” et il faut conter sur le mécénat, même si la gloire d’un concours de piano (créé en 2017) peut rejaillir sur la ville. En fait, dans une offre culturelle de l’agglomération lilloise assez pléthorique (et c’est tant mieux), les Etoiles du piano se débrouillent un peu seules.
Andreï Lechkine, le premier prix © Hernan Ameijeras
Ce qui m’avait intrigué aussi (et fait comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un obscur concours), c’était le jury lui-même: huit personnalités, dont trois Français de grande réputation, Michel Béroff (le président), Jean-Philippe Collard et Claire Désert, ainsi que la Franco-Japonaise Mari Kodama. Plus la Russe Zlata Chochieva, l’Ouzbek, formé à Moscou (mais vivant dans la région) Vladimir Soultanov, le chinois Wang Xiaohan et le Monténégrin (installé à New-York) Konstantin Soukhovetsky. Du beau linge.
26 candidats s’étaient inscrits. Mais il n’en resta que 17, l’oeuvre imposée (et composée pour l’occasion), une Etude Jazz de Thierry Escaich, d’une durée de 7 minutes, ayant paru trop exigeante à certains. Il restait donc 3 Français, un Russe (Lechkine), un Italien, un Ukrainien, un Bulgare et une flopée d’Asiatiques, moins de Chinois ou de Japonais que de Coréens dont semblent venir désormais la majorité des jeunes musiciens extrême-orientaux…
Ha Gyu Tae © Hernan Ameijeras
L’une des originalités du concours de Roubaix étant aussi d’accompagner après leur prix les jeunes artistes, y compris sur les années suivantes, dans cette région des Hauts-de-France riches en propositions musicales, avec des passionnés comme j’ai pu aussi le constater durant les premières épreuves, ouvertes comme les suivantes au public qui n’hésitait pas à s’y presser, que ce soit un dimanche de repos ou un lundi de travail, dans la belle salle aux tons rouges du Conservatoire de la ville (rénové sans doute sur une friche industrielle) et à y faire entendre des commentaires éclairés
J’avais donc choisi d’entendre la première des trois épreuves, une carte de visite d’une vingtaine de minutes, au libre choix des candidats, sinon que Béroff (dont on rappelle aux plus jeunes qu’il fit une entrée fulgurante dans la carrière à quelque vingt ans avec un enregistrement des 20 regards sur l’Enfant-Jésus de Messiaen) avait demandé au moins une oeuvre d’après-guerre. Comment choisir? Pour la plupart de ceux que j’interrogeai il s’agissait d’aller vers “des oeuvres qu’on aime, des compositeurs avec lesquels on se sent bien” Chopin pour Nicolas Bourdoncle ou pour Sophie Boucheau, un beau Haydn (plus original) pour Adrien Bonnet que j’avais suivi à l’Académie Jaroussky mais aussi un Granados difficile et que le jeune homme n’a pas maitrisé complètement. Les Russes, évidemment, jouaient des Russes (les 3 mouvements de Pétrouchka de Stravinsky pour Lechkine, si spectaculairement articulés que… ça dérapait parfois) Pour les Asiatiques cela semblait plus confus: une oeuvre “conseillée” (imposée?) par le professeur pour la Japonaise Yuna Nakagawa (un Brahms de l’opus 118 qui semblait bien seul sans les cinq autres pièces du même opus) Ou, pour le Chinois (étudiant en Belgique) Wang Yiheng, après de très belles Variations en fa mineur de Haydn (encore), enchaîner sur une oeuvre “de la même tonalité” (bon, cher Wang, mais qui n’avait aucun rapport!) les Feux Follets de Liszt, au demeurant joués trop vite, et il n’est jamais bon de se vouloir plus virtuose que Liszt lui-même.
Nicolas Bourdoncle © Hernan Ameijeras
A l’issue de ces 20 minutes, et comme primitivement il était écrit dans le règlement -et le règlement, conçu par les organisateurs du concours, est une bible dont même les membres du jury n’ont guère le loisir de s’affranchir; comme me le soufflait Mari Kodama, “dans ce genre de concours, le vote, c’est Oui/ Non/ Peut-être. Et il est mieux qu’il y ait le moins de peut-être”-, 12 candidats passaient pour le second tour. C’était primitivement sur 26, donc moins de la moitié. Mais réduits à 17 (les organisateurs avaient décidé de ne plus toucher aux règles), seuls 5 devaient partir. Bien entendu (et je me suis pris à ce jeu), chacun pouvait spéculer à loisir et pousser un soupir de contentement (ou de déception) si son ou ses chouchous passaient la première épreuve -ou non.
Je m’en suis assez bien sorti: sur les 5 recalés j’en aurais choisi 4. Hélas, parmi ces 5, trois des quatre candidates, la Japonaise Yuna Nakagawa (programme bizarre, et un 3e Scherzo de Chopin ennuyeux), une Chinoise (je l’aurais préférée à la seule femme qui resta, car il en fallait bien une, la Coréenne Kim Seunghui) et hélas! notre Française, Sophie Bourdeau, technique parfaite mais qui a le tort de jouer trop droit, sans nuance de dynamique (dans une salle, seul problème, où le Yamama résonnait avec beaucoup trop de force) et Chopin un peu comme Debussy.
La finale: Lechkine et le chef de l’orchestre de Picardie, David Niemann © Hernan Ameijeras
“En fait, me confiait Delphine Dubreuil, car les résultats faisaient des impatiences, il y eut même deux des jeunes candidats qui nous firent patienter avec la Petite suite de Debussy à quatre mains, les jurés ont été d’accord tout de suite sur 10 d’entre eux, et ce fut plus compliqué de départager les deux derniers” C’est ainsi que, comme on ne pouvait éliminer toutes les femmes, on sacrifia par exemple le Japonais Yoshitaka Shigematsu dont les Beethoven et Schubert (Impromptu n° 4 de l’opus 142) étaient fort honorables, ainsi que son Regard sur l’Enfant-Jésus auquel Béroff fit peut-être le reproche d’être trop sage.
Carte de visite… Mais les deux jours suivants les 12 encore en lice avaient une heure (donc 53 minutes en-dehors de l’étude d’Escaich!) pour montrer d’autres facettes de leur talent. Avec intelligence quasi tous allaient chercher un répertoire qu’ils n’avaient pas joué le premier jour. Bourdoncle, après Schubert et Chopin, proposait Albeniz et Ravel. L’excellent Arthur Gautier, qui avait commencé avec Albeniz, Bartok et Ligeti (une avalanche de Ligeti dans les morceaux d’après-guerre! Peu de Messiaen, peu de Glass, pas de Cage ou de Boulez!), poursuivrait par Brahms et Schumann. Lechkine, après Scriabine et Stravinsky, proposerait Beethoven et Debussy. Et Wang Yiheng, après Haydn et Liszt, partait, lui, en territoire russe avec “un Tchaïkovsky peu joué et aussi le Pétrouchka de Stravinsky” mais aussi de nouveau un Haydn, compositeur que, dit-il “il avait à coeur de défendre”. Habiles jeunes gens qui avaient compris (ce n’était en même temps pas difficile) la nécessité de montrer la palette sonore et historique la plus large possible.
Adrian Herpe © Hernan Ameijeras
“Bien entendu (me soufflaient divers membres du jury) sur le concerto de l’épreuve finale on prend aussi en compte ce qu’on a entendu précédemment des lauréats” Les organisateurs avaient laissé le choix aux candidats d’un des cinq concertos suivants: le 4e de Beethoven, le 2e de Saint-Saëns, le 2e de Chopin, le 23e de Mozart et l’unique de Schumann. Dans le programme on savait déjà ce que chacun d’eux aurait joué s’il allait en finale: égalité quasi entre le 4e de Beethoven (pourtant le plus intime de Beethoven… mais c’est Beethoven et les pianistes, on le sait, sont biberonnés à Beethoven, comme à Chopin), le 2e de Chopin, le 2e de Saint-Saëns: 8-7-7. Virtuosité virtuosité. Le Schumann et le Mozart chacun deux candidats. Je me souvenais aussi qu’au Long-Thibaud de 2019, aucun des 6 finalistes n’avait retenue le Mozart (c’était le 24e) Je m’étonnais de cela auprès du jury. Discussion, remarque de Béroff: “Evidemment ils se disent qu’ils brilleront beaucoup plus avec le Tchaïkovsky ou un Rachmaninov - Mais, répliquai-je, je suis d’accord avec vous. En même temps c’est vous le jury, c’est vous qui jugerez” Petit sourire de Claire Désert: “C’est vrai que si je suis bouleversée par une interprétation du 27e de Mozart, je n’hésiterai pas une seconde. Quant au Schumann (Désert est une grande schumannienne, on le sait), il est plein de pièges!”
Au jeu du “aurais-je fait comme le jury?”, j’avoue que le vainqueur, Andreï Lechkine, aurait pu m’échapper. J’ai en revanche trouvé Bourdoncle (2e prix) d’une belle maturité, avec un lied de Schubert peu connu (Der Müller und der Bach) transcrit par Liszt et une belle 4e Ballade de Chopin. Le 3e prix, le Sud-Coréen Taewoong Yoo , outre cette Toccata de Schumann qu’on joue fort peu, m’avait stupéfié par une Valse de Ravel, maîtrisée, noire, rythmiquement admirable (ces syncopes…), dans le climat exact où Ravel l’a écrite (et que beaucoup ne comprennent pas) Le 4e prix d’Adrien Herpe m’a plus étonné, en raison d’un Oiseau de feu de Stravinsky où la Danse infernale de Katscheï était un peu chaotique. Mais la 1e Barcarolle de Fauré était d’un sentiment parfaitement juste.
Quant à Ha Gyu Tae (5e prix. Donc deux Coréens!), plus que son Beethoven un peu haché, il avait imposé une 7e sonate de Prokofiev fulgurante, plus dans le combat que dans le désespoir, ce qui est une lecture tout à fait possible.
Photo de famille: le jury encadré par les finalistes © Hernan Ameijeras
En-dehors et parmi les “perdants” j’avais aimé l’élégance d’Adrien Bonnet dans Haydn, la puissance d’Arthur Gautier dans Bartok et sa maîtrise de l’ Albaicin d’Albeniz, la 3e sonate de Scriabine bien conduite par le Sud-Coréen (toujours) Chanyeon Jung et les beaux Rachmaninov et Prokofiev (la 3e sonate) du Bulgare Pavle Crstic (lui, je l’aurais mis dans mon panier. Mais comment était-il le lendemain?) qui, de plus, présentait au 2e tour Les muletiers devant le Christ de Llivia de Déodat de Séverac dont on pouvait être étonné qu’un garçon de Sofia étudiant à Salzbourg le connût.
Ce sont des noms en tout cas qu’il faut retenir, qu’on entendra sans doute dans d’autres concours, ou dans le prochain à Roubaix, a priori bisannuel, prévu donc à l’automne 2027.
Les 5e étoiles du piano, concours de piano de Roubaix (59100) (Grand Prix: Andreï Lechkine, Russie) du 16 au 22 novembre au Conservatoire municipal.