Bartok et Prokofiev en “Miniatures”. Par des grands…
Bartok et Prokofiev dans des quatuors à cordes… Ce n’est pas original, me direz-vous: ils en ont fait. Oui mais ce qui était joué ce soir-là n’a jamais été écrit pour le quatuor à cordes.
Paul-Marie Kuzma © Denis Allard
“Miniatures”. Car courtes pièces prises dans des cycles plus construits, parfois complets, écrits pour le piano par ces deux formidables virtuoses du clavier qu’étaient Bartok et Prokofiev. Mais aucun piano dans ces transcriptions-là…
Ce n’est pas d’aujourd’hui ni même d’hier (avant-hier, c’était un peu plus rare) que des musiciens ont envie de se réunir pour pratiquer la musique de chambre, non à temps plein mais pour la beauté du répertoire, d’abord, et aussi sans doute pour la beauté des rencontres. Faisant fi peut-être, en tout cas quand il s’agit du genre qui nécessite le plus d’écoute, le plus de complicité, de pratique ENSEMBLE -le quatuor à cordes- d’une sorte d’osmose qui existe pourtant, mais qui peut être compensé par un échange d’individualités où, de toute façon, l’essentiel est de trouver sa place.
C’est ce que l’on ressentait l’autre jour, avec ces quatre musiciens de cordes, donc un quatuor, me direz-vous, oui, mais pas tout à fait. Un quatuor à cordes, on le sait, ce sont deux violons, un alto, un violoncelle. Manque la grande soeur. L’autre jour, elle était là. Donc violon, alto, violoncelle et contrebasse. Quant à la complicité, elle était tout aussi réelle, puisque les quatre font partie de l’orchestre de Paris.
L’amphithéâtre de la Philharmonie 2. A vide © William Beaucardet
Ah! allez-vous dire, mais l’orchestre de Paris, ce n’est pas un orchestre de chambre. C’est un grand corps, un violoniste de rang est à l’exact opposé du contrebassiste, et l’altiste est perdu au milieu, vous nous parlez de complicité? Oui, et cela s’appelle des affinités électives, comme Goethe nous l’apprenait il y a deux siècles. Il est donc temps que je vous les présente, avec une parité respectée de 75-25. Donc Flore-Anne Brosseau à l’alto (les 25), le violoniste Joseph André, le contrebassiste Ulysse Vigreux et au violoncelle Paul-Marie Kuzma.
L’essentiel des arrangements de ces cycles pour piano étant d’Ulysse Vigreux et c’était, indépendamment de son talent, une très bonne idée, car Vigreux a su faire de son gros instrument non pas celui qui fait “ploum-ploum” mais un vrai partenaire, tel un violoncelle grave, comme peu, d’ailleurs, de compositeurs (même de génie) ont songé à l’utiliser. Ainsi l’échange était-il équilibré d’autant que les partitions survoltées des deux compositeurs (dont on sait qu’ils ont été les pionniers du piano “percussif” et d’une exploration du clavier, dans la lignée de Liszt, couvrant tout le spectre des 88 touches) permettaient, pour un transcripteur de talent comme Vigreux (aidé, mais un peu moins bien, pour certaines pièces par Joseph André), d’offrir à chacune des quatre voix “de cordes” quelque chose de si consistant qu’on finissait par oublier complètement les originaux pour piano.
Deux cycles rageurs, saccadés, pour Bartok, la Suite pour piano et, seule oeuvre pour orchestre, la Suite de danses, aux rythmiques complexes. Deux cycles, cette fois pour piano, mais incomplet, pour Prokofiev, une sélection des Visions fugitives d’abord : la moitié de ces 20 pièces composées avant la révolution, pour répondre à deux vers de Constantin Balmont, poète russe comme ne l’indique pas son nom: “Dans chaque vision fugitive je vois des mondes/ Plein de jeux changeants et irisés” Balmont restera très ami avec Prokofiev, même si, s’exilant à la Révolution, il ne retournera jamais dans son pays et mourra en France.
Violoncelles et contrebasses de l’orchestre de Paris D.R.
L’autre cycle est plus connu, c’est Roméo et Juliette, mais nos amis s’inspirent des dix pièces pour piano que Prokofiev tira de son ballet. Ce n’est pas la première fois que les deux cycles passent ainsi du piano au quatuor à cordes, le Quatuor Borodine s’y était essayé dans les années 1950 mais évidemment à deux violons et sans contrebasse.
Un violon qui chante la mélodie, un alto qui la reprend, plus grave, le violoncelle et la contrebasse en contrepoint puis l’alto et la contrebasse se mêlent. Dans Roméo et Juliette la scène entre les deux amants passe d’un instrument à l’autre. On entend davantage qu’au piano et même qu’à l’orchestre (la tapisserie somptueuse tissée par Prokofiev nous en prive) le côté grinçant, la profonde mélancolie, l’âpreté de l’histoire des deux jeunes amants qui est aussi la sourde tristesse d’un compositeur revenu au pays dans ses années les plus noires.
Les Visions fugitives, elles, n’ont pas de titre mais des climats induits par les tempos. On eût voulu en entendre l’intitulé avant chaque morceau car ils sont parfois inhabituels, le Ridicolosamente qui marche de travers, le Feroce, le Dolente, brume d’humeurs diverses. La Suite de Bartok n’était pas évidente à rendre dans sa rapidité, ses cavalcades, ses rythmes de danses endiablées, à contretemps. Plus facile, puisqu’orchestrale, l’autre Suite de danses, mais dans un langage assez rude.
… et les violons © Denis Allard
Et la complicité est là. Vigreux, le contrebassiste, extraverti et qui en impose avec son gros instrument. Joseph André, le meneur (dans tout quatuor, même différent, le violon est le meneur), qui essaie de ne pas trop mener. Flore-Anne Brosseau, l’élégance de l’alto, d’un son plein et profond. Au milieu un tout jeune homme, qu’on croirait avoir quinze ans, Paul-Marie Kuzma, qui nous rappelle l’excellence de l’école française de violoncelle, même quand leurs praticiens choisissent d’être violoncellistes de rang. Kuzma doit avoir vingt-deux ou vingt-trois ans, il est à l’orchestre de Paris depuis quatre ans quand même. Son puissant, musicalité, écoute. De ce programme, qui n’était pas tout à fait traditionnel, Kuzma, comme ses camarades, a fait une évidence musicale qui aura été fort applaudi dans un amphithéâtre bien rempli.
Bill Evans en bis. C’est toujours ça, avec les contrebassistes, quand ils sont là il faut toujours que le jazz pointe le bout du nez.
Bartok: Suite pour piano. Suite de danses. Prokofiev: Visions fugitives (extraits). 10 pièces pour piano d’après “Roméo et Juliette” (extraits) Arrangements pour quatuor à cordes d’Ulysse Vigreux et Joseph André. Quatuor de l’orchestre de Paris (Joseph André, violon, Flore-Anne Brosseau, alto, Paul-Marie Kuzma, violoncelle, Ulysse Vigreux, contrebasse) Amphithéâtre de la Philharmonie 2 (Cité de la Musique), Paris, le 25 novembre.