Au TCE le “Robinson Crusoé” d’Offenbach: c’est Vendredi, c’est Pelly, youpi!

Un Offenbach fort peu connu, “Robinson Crusoé”, triomphe au Théâtre des Champs-Elysées, servi par le “couple infernal” Marc Minkowski-Laurent Pelly, habitués, comme il en est peu, du compositeur. Une réjouissante distribution rend hommage à cette oeuvre à la très belle musique, malgré une intrigue assez confuse.


Jim Cocks, le cuisinier des anthropophages (Rodolphe Briand) avec Suzanne (Emma Fekete) et Toby (Marc Mauillon) © Vincent Pontet



Il paraissait presque nécessaire de voir ce “Robinson” un vendredi. Voilà qui fut fait. Au-delà, on le dit d’emblée, on a pris un vrai plaisir à ce qui n’est nullement, quoique méconnue, une oeuvre annexe du prolixe Offenbach: deux heures et demie assez folles, qui suivent d’assez loin l’histoire de Robinson Crusoé, sinon dans ce désir des horizons lointains qui était presque davantage de saison à l’époque d’Offenbach, contemporain d’un Jules Verne, précédant d’une génération les romans d’aventure d’un Stevenson, sans parler de tant de livres pour enfants -déjà!- qui mêlaient aussi bien l’infinité tentatrice du monde que les dangers qu’on y croisait.

En même temps il y a quelque étrangeté à ce “Robinson Crusoé” qui n’est pas le sujet le plus propre à un opéra “offenbachien” -au contraire de certains compositeurs (trices) qui se contentent du peu de personnages (une Kaija Saariaho par exemple) Mais pour Offenbach -quoi? Robinson et Vendredi bavardant pendant deux heures? Aussi bien ne sait-on pas vraiment la raison d’un tel sujet, la même année (1867) qu’un autre triomphe qui le précéda, La grande duchesse de Gerolstein. Mais avec Offenbach il faut toujours garder les pieds sur terre.

Les amoureux: Robinson (Sahy Ratia) et Edwige (Julie Fuchs) © Vincent Pontet

Son souci, donc (avant même Les contes d’Hoffmann), était, lui au faîte de la gloire, d’être pris au sérieux comme compositeur -avant d’être pris pour un compositeur capable de sérieux. En d’autres termes intégrer l’Opéra-Comique -dont on rappelle qu’il ne se différencie de l’Opéra que par des dialogues parlés parsemant parfois la musique. Ce qui ne veut pas dire que Robinson Crusoé deviendra une oeuvre lugubre, un drame à la Verdi. Ne nous attendons donc pas à ce que les cannibales dévorent Robinson (ou que Vendredi, ancien cannibale, lui grignote l’épaule) Mais Offenbach, acclamé dans ces grands théâtres de la capitale (et qui existent encore), les Variétés, le Palais-Royal, les Bouffes-Parisiens, veut absolument désormais conquérir un lieu d’OPERA. Il fait appel, pour épauler un de ses fidèles, Hector Crémieux, à un librettiste sérieux, Eugène Cormon, celui des Pêcheurs de perles. Et il obtiendra ce qu’il cherchait, avec un petit succès pour ce Robinson Crusoé, qui ne sera pas non plus un échec.

Evidemment le compositeur et ses librettistes ont bien conscience qu’on ne peut réduire cette histoire à la confrontation d’un “civilisé” et d’un “sauvage”. Même à cette époque-là. Et de toute façon qui a lu en entier le Robinson Crusoé de ce Daniel Defoe britannique, qui sait même que Robinson manque y être dévoré par les loups… dans les Pyrénées? Autant dire que l’île déserte d’Offenbach va être sacrément peuplée, et d’abord de tous les cannibales qui y ont édifié (ça, c’est du Laurent Pelly) un fast-food exquis à base de chair humaine -d’où le délicieux dialogue-couplet du couple Toby-Suzanne: “La mort approche / Mais bravons-la / La même broche/ Nous unira”

Papa et Fiston Crusoé (Laurent Naouri et Sahy Ratia) © Vincent Pontet

Dans l’affaire le plus sacrifié est justement le couple Vendredi-Robinson, chacun existant presque sans l’autre et d’ailleurs on les découvre tout à coup au deuxième acte comme si c’était une évidence. Pourquoi pas? Puisqu’à la poursuite de Robinson sont partis son meilleur ami, Toby, la fiancée de celui-ci, Suzanne, et la propre promise de Robinson, Edwige. Elle-même menacée d’être précipitée dans les flammes par un de ses sacrifices barbares inspiré des Incas ou des Aztèques (et après tout, dans le roman, on est à l’embouchure de l’Orénoque, sur les côtes du Venezuela. Donc en Amérique Latine. Peu importe les kilomètres) Cela nous vaut un superbe numéro de Julie Fuchs dans l’air (contorsionné) d’Edwige: "Conduisez-moi vers celui que j’adore” où, dans un strip-tease (pudique) elle affole les cannibales et pas forcément dans des tentations de pure gourmandise -ou alors sous une autre forme.

(Le lieu du sacrifice est donc un gigantesque fast-food néonisé, dans des couleurs orange très trumpiennes; et les cannibales sont des oligarques qui viennent de quitter son investiture et qui ont une faim considérable de… collaborateurs. Une très bonne idée de Pelly, à laquelle les chanteurs d’Accentus adhèrent, comme aux autres trouvailles burlesques, avec une énergie… jubilatoire).

Naufragés: Vendredi (Adèle Charvet) et Robinson (Sahy Ratia) © Vincent Pontet

A l’inverse, pour ceux qui voudraient des références au roman, la rencontre Robinson-Vendredi n’existe donc que dans une seule scène qui les confronte, et que Pelly ne réussit pas: que sont ces tentes vides de migrants où dorment les deux hommes? Celles des naufragés mangés par les cannibales? La comparaison avec nos migrants à nous ne fonctionne pas, d’ailleurs elles sont très vite ôtées du décor… Et que sont ces sortes de tours qui les dominent? On sent un metteur en scène un peu gêné par les trous dans la raquette, ce livret qui, à force d’accélération, finit par être assez confus.

De même on regrette qu’une piste intéressante ne soit pas suivie, celle où Vendredi tombe amoureux d’Edwige, avec la naïveté de qui découvre LA femme -Offenbach a forcément pensé au Chérubin des “Noces de Figaro”- dans cet air ravissant et mélancolique “Maître avait dit/ A Vendredi” La réponse des compagnons de Robinson (sans Robinson lui-même) évacue la question dans un chef-d’oeuvre d’ ambiguïté… et on passe à autre chose!

Réunis: Jim Cocks (R. Briand), Edwige (J. Fuchs), Toby (M. Mauillon), Robinson (S.Ratia), Suzanne (E.Fekete), Vendredi (A.Charvet) © Vincent Pontet

En fait l’acte le plus réussi par Pelly est le premier où la famille de Robinson est réunie sur… une île: la Grande-Bretagne où, d’après les costumes, dans ces années 50-là (pourtant difficiles), il est si bon de rester au sein du cocon familial entre le thé, le jambon, le whisky, loin des tracas du monde -si hostile au style de vie british- sans qu’on comprenne ce fils (“un si gentil garçon”) qui rêve d’ailleurs absurdes et périlleux: tout cela est délicieux de satire sociale, épinglant la petitesse d’un univers dont se contente un peuple qui avait été pourtant le plus puissant du monde. A force de petits gestes, de chorégraphies dérisoires, de regards à la sauvette, superbement servis par les chanteurs -Robinson face à tous les autres et (l’a-t-on rêvé?) à ces vaisseaux fantômes qui se profilent à peine dans la brume-, le désir de voyage du jeune homme devient d’une clarté folle, même si (ambiguïté du texte de Defoe qui n’est pas anglais pour rien) le rêve d’autres horizons va se fracasser sur les périls des terres lointaines. Restera l’amitié étrange d’un homme “civilisé" et d’un jeune sauvage qu’il convainc de le suivre vers sa patrie sans qu’on se pose jamais la question, ni chez Defoe ni chez Offenbach: “Où est la patrie de Vendredi?”

Les joies d’un foyer anglais: Laurent Naouri, Julie Pasturaud, Sahy Ratia, Julie Fuchs, Emma Fekete, Marc Mauillon © Vincent Pontet

Ce sont évidemment des questions que l’on ne se pose guère pendant la représentation, emportés que nous sommes par la musique, les chanteurs, le rythme d’enfer que Marc Minkowski leur insuffle ainsi qu’à son orchestre - une furia parfois un peu poussée même si les Musiciens du Louvre, ensemble et individualités, suivent leur chef dans la poésie, la parodie, la puissance, telle une armée en marche. Il faut dire aussi que la musique d’Offenbach est superbe, surtout dans ses parties orchestrales où l’on sent arriver parfois Les contes d’Hoffmann, où l’on sent parfois Wagner, parfois le Faust de Gounod, parfois Berlioz, comme s’il voulait nous dire (et c’est réussi): “Je ne suis pas qu’un amuseur, je peux me hisser au niveau des plus grands”

Quant aux chanteurs, tous servis par de beaux airs ou de beaux ensembles, on les sent heureux comme tout, du père noble où brille Laurent Naouri à Marc Mauillon (l’ami Toby), sorti des drames baroques et qui nous éblouit dans l’air “Mon bon ami / J’ai réfléchi”, pris à toute vitesse, où un certain nombre de mots en “if” réjouirait n’importe quel coiffeur. Mauillon fait équipe avec la Suzanne d’Emma Fekete, au réjouissant dynamisme mais qui peut encore arrondir le timbre. Très bien, Rodolphe Briand, en cuisinier contraint de préparer de la chair humaine. Et si le Vendredi de Defoe (et de Tournier) ne ressemble guère à Adèle Charvet (rôle de travesti), celle-ci fait le job, surtout dans l’air dont j’ai parlé.

Edwige (Julie Fuchs) avant le bûcher © Vincent Pontet

J’ai dit l’abattage de Julie Fuchs, qui s’amuse beaucoup. La voix est toujours parfaite. Mais je ne parlerai pas de révélation à propos du Robinson de Sahy Ratia, qu’on avait entendu déjà dans ce même théâtre. Plutôt de confirmation: voix de velours, élégance du timbre aux délicieux aigus, une projection qui pourrait sans doute être améliorée (mais cela va de mieux en mieux au fil des actes). Ratia tient le rôle, avec aussi, parmi les autres personnages bien plus burlesques, cette touche de désespoir devant ses rêves brisés qu’il réussit à placer dans ses interventions -car on devine que si Robinson n’aspire qu’à retourner dans son pays pour, cette fois, y fonder une famille (avec son Edwige), ses rêves de voyage ne seront jamais éteints.

Car ce n’est évidemment pas “la possibilité d’une île” (la sienne en particulier) qu’il recherche.



“Robinson Crusoé” de Jacques Offenbach, mise en scène de Laurent Pelly, direction musicale de Marc Minkowski. Théâtre des Champs-Elysées, Paris. Prochaines représentations les 8, 10, 12 et 14 décembre.

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