L’OFJ fait scintiller les 1001 nuits de “Shéhérazade”
OFJ: Orchestre français des Jeunes. Je le suis depuis quelques années, toujours le même et toujours différent puisque perpetuellement renouvelé en fonction ds arrivées et des départs pour… d’autres horizons. Plus prestigieux? Voire: je suis à chaque fois étonné de la qualité de ces jeunes pousses et de leur faculté à jouer ENSEMBLE.
L’OFJ et Kristiina Poska © Matthieu Joffres
Vous allez me dire (et vous aurez raison): c’est le principe d’un orchestre. Mais tous -et de plus fameux- n’ont pas forcément ces réflexes qu’il faut apprendre, en ce pays qui aime tant les individualités, et (trop souvent) pourvu qu’elles soient éruptives. Et l’orchestre français des Jeunes sert à ça: la discipline, oui, mais pour accéder au vivre-ensemble, au partager-ensemble, au s’écouter aussi. Quels que soient les chefs -et en l’occurence c’est une, désormais, depuis cette année, Kristiina Poska, qui a brillé l’autre soir.
C’était à la Philharmonie de Paris.
(J’avais raté la précédente session autour de la violoniste Amandine Beyer, car on forme aussi tous ces jeunes à l’approche baroque)
Un OFJ créé pendant les belles années Jack Lang (1982), formé essentiellement de musiciens français (mais pas que) et qui, donc, ont vocation à ne pas rechercher une carrière de soliste, même si, comme désormais dans d’autres phalanges, on y encourage à créer des petites formations de musique de chambre (voir ma chronique sur les musiciens de l’orchestre de Paris de ce 2 décembre) Cela existait d’ailleurs déjà quand les jeunes musiciens étaient en résidence à Lille. Cela se poursuit maintenant qu’ils sont à Dijon, l’état d’esprit n’a aucune raison de changer.
© Matthieu Joffres
Et l’on ne sait combien ils étaient sur scène. Très nombreux. Un orchestre qui compte huit contrebasses, ce n’est pas rien. Et c’étaient les contrebasses qui ouvraient le bal, dans ce Recto que Yan Maresz avait composé pour les Ballets de Monte-Carlo il y a plus de 20 ans -et qui n’est quand même pas l’oeuvre la plus dansante du monde. Peu importe: les contrebassistes frappent sur le bois puis lancent un pizzicato éloquent. Et cela est répété plusieurs fois. Ensuite c’est une partition très bien écrite, qui sert les musiciens, mais qui ne déroge pas, malgré son ampleur (3 trombones, 3 saxophones, un piano et un célesta), à une écriture plutôt sérielle dont la musique française a du mal à repousser l’horizon.
Ensuite, c’était la Russie éternelle.
La belle, la grande, évidemment pas celle de monsieur Poutine. Et, comme un pied de nez, un Chostakovitch post-Staline (et lui ayant échappé), son 2e concerto pour piano. L’histoire en est belle et triste: à la mort du dictateur Chostakovitch traverse une crise d’inspiration qui perdure: “Ma tête travaille mal, et je ne compose rien” Cela dure plusieurs années -et il y a tout de même quelques jolies oeuvres qui surgissent, voire ambitieuses comme la 11e symphonie “1905” Et ce ravissant concerto pour piano que Chostakovitch destine à son fils, Maxime, donc pas trop difficile -d’ailleurs Maxime, qui, le jour de ses 19 ans, créera l’oeuvre, deviendra ensuite plutôt chef d’orchestre.
Les musiciens avec K. Poska et Alexandre Tharaud © Matthieu Joffres
Après une entrée goguenarde de l’orchestre on est surpris qu’Alexandre Tharaud engage le piano sur la pointe des pieds, avec élégance mais une forme de neutralité. Le son est d’une rare élégance, le toucher limpide, très pur; mais il manque ce caractère où le burlesque, comme toujours chez Chostakovitch, côtoie l’amertume. Le premier et le troisième mouvement rappelleraient presque, à la russe, les musiques inspirées par le cirque de Nino Rota (La Strada par exemple. Ou Les clowns) Et le cirque, ce n’est jamais vraiment drôle.
Mais il y a ce second mouvement, immense mélodie qui respire les couleurs d’automne, les premiers froids à perte de vue dans la plaine. Et Tharaud en fait ressentir la juste lumière. Chostakovitch disait mépriser ce concerto mais il l’a souvent joué lui-même. Et même enregistré (avec André Cluytens et l’orchestre national de la Radio française. Un jour qu’on l’avait laissé sortir)
(Petite anecdote: dans Une exécution ordinaire, le film que Marc Dugain consacra à la magnétiseuse de Staline (Marina Hands en magnétiseuse; André Dussollier épatant Staline), le mari de la magnétiseuse écoute ce concerto sur un microsillon. Ce qui est évidemment impossible puisque, du vivant de Staline, Chostakovitch ne l’avait pas encore écrit!)
De face, vers la gauche, les deux violons solos, Nicolas Debart et Emilie Moreau © Matthieu Joffres
Mais le meilleur était à venir. Avec cette “Shéhérazade” souvent galvaudée et qui, dans son ampleur, sa richesse sonore, son souffle, le scintillement de son orchestration, nous laissa pantois, éblouis, presque prêts à écouter Poska et son orchestre nous narrer (en musique) 997 nuits supplémentaires, comme le sultan Schahriar le fit inlassablement, leur offrant à tous un lit de pétales de roses, même si ce n’est pas la saison… ah! si, bientôt les roses de Noël.
Shéhérazade: quatre épisodes, quatre mouvements -une symphonie qui ne dit pas son nom, avec ce leitmotiv au violon solo soutenu par la harpe- et Rimsky-Korsakov piochant au hasard dans les contes ce qui excita le mieux son imagination. Ainsi, pour un Sinbad que nous connaissons, voici le prince Kalender que nous connaissons moins, voici… peu importe, Rimsky refusait qu’on vît dans sa fresque une oeuvre à épisodes précis. Il s’agissait seulement (ah?) d’évoquer “l’Orient et ses contes merveilleux”, de nous entraîner loin, dans l’espace mais aussi dans le temps, comme l’ami Borodine (l’ami de Rimsky) avec ses “Steppes de l’Asie centrale”
Mais il y a évidemment quelque chose de plus dans cette réussite; Il y a le génie même de Rimsky-Korsakov (qu’on aurait tendance à mépriser un peu chez nous, à l’instar à une certaine époque d’un Tchaïkovsky, tant il est MELODIEUX) et surtout son génie d’orchestrateur. Il nous est dit que 20 ans avant Berlioz était venu en Russie et que cette visite avait “profondément marqué” les musiciens d’une école nationale qui vivait ses premières décennies, après Glinka, autour du Groupe des Cinq. Rimsky (encore fallait-il en avoir le talent) se mit dans les pas de Berlioz, devenant un orchestrateur à son tour, et de la plus belle eau. La beauté des interventions de l’orchestre, des magnifiques tutti aux interventions individuelles, le raffinement des timbres, la manière dont on passe de l’intime au grandiose, les couleurs choisies ou peut-être essayées (c’est l’orchestre au grand complet qui s’expose et s’exprime): écoutez simplement, chez ce grand marin (officier de marine) qu’était Rimsky, comment exprimer la houle autour de Sinbad, dans ce balancement où l’on voit la lune ourler l’horizon d’argent, comment ensuite, furieuse, elle se mêle aux vagues pour donner l’assaut aux navires (dernier mouvement)… qui d’autre que lui décrit la mer ainsi? Debussy bien sûr; mais Debussy depuis la terre, debout sur un rocher venteux, regardant les flots se briser en gerbes d’écume sur les rochers coupants. Rimsky, lui, a la mer sous les pieds et cela se respire.
Kristiina Poska à la manoeuvre © Matthieu Joffres
On voudrait citer tous ces jeunes. Le violon solo, Nicolas Debart, un peu timide dans le premier leitmotiv de Shéhérazade mais qui le répète et le répète de mieux en mieux. On sait son nom: l’autre violoniste solo est une fille! La harpiste également: Hélia Tahmasebzadeh. Elle est toute seule. Mais pour les autres: le violoncelle solo, le (la?) bassoniste, la flûtiste, les clarinettes, l’élan des altos, des contrebasses, les cors, les cuivres tous les cuivres: tous à la manoeuvre, faisant en sorte que ce vaisseau si majestueux nous amène -les amène- au triomphe.
Et aussi la cheffe, Kristiina Poska, qui en rappelle une autre, venue de terres voisines, Mirga Grazinyte-Tyla : l’estonienne et la lituanienne, si proches de la Russie, de cette tradition russe (en tout cas musicale) d’excellence, même si l’une et l’autre ont été formées dans les pays germaniques. Et Poska, donc, d’une Estonie qui regarde aussi, de plus en plus, vers la Finlande où l’on sait combien la direction d’orchestre y a produit de talents.
Poska dirigeant par coeur cette “Shéhérazade” plus dangereuse qu’on peut le croire, dans ses variations de rythmes, ces superpositions de timbres, ces couleurs changeantes, avec de jeunes musiciens dont il faut discipliner la fougue -et elle le fait, et le fait bien, sans rien enlever à leur lumière. Le public est heureux, le montre. L’OFJ et sa cheffe nous offre alors un bis -un peu plus qu’un bis: l’ouverture de “Candide” de Leonard Bernstein, prise très vite, presque un peu trop, ça tangue parfois, même sur le plancher des vaches. Et les cuivres de l’orchestre se lanceront ensuite dans un “façon big band” avec tout le monde sur la scène de la Philharmonie qu’ils ne se décident pas à quitter.
Avoir 20 ans, cela peut faire dire à certains que c’est le plus bel âge de la vie, celui où on mord dans l’avenir. Mais ensemble.
Orchestre français des Jeunes, direction Kristiina Poska: Maresz (Recto). Chostakovitch (Concerto pour piano n° 2, avec Alexandre Tharaud). Rimsky-Korsakov (Shéhérazade) Bernstein (Candide, ouverture) Philharmonie de Paris, le 8 décembre (concert redonné à Bruxelles le 10)